samedi 24 décembre 2011

Approches marxistes

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MARXISME ET AUTO EMANCIPATION DU PROLETARIAT

Bruno NOTTIN

La conscience de classe est-elle auto-engendrée ou au contraire est-elle le produit de l’entreprise délibérée du parti ? De la réponse à cette question naît une conception du rôle du parti et même plus encore de la démocratie ouvrière complètement différente.

Pourtant à la lecture du Manifeste du parti communiste, la position de Marx semble claire : « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » (1), l’« organisation du prolétariat en classe et donc en parti politique » (2), « la bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation, c’est-à-dire des armes contre elle-même » (3), « la force des prolétaires augmente et ils en prennent mieux conscience » (4). Plus net encore : « Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité » (5) ou « le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe » (6)...

Ainsi semble-t-il évident que pour Marx la conscience de classe est auto engendrée : elle naît de l’auto affirmation de la classe dans son opposition conflictuelle avec la bourgeoisie. La conscience de classe est le résultat d’une interaction avec la classe bourgeoise déjà constituée et consciente d’elle-même. Marx estime donc que la conscience de classe est engendrée par l’action même des ouvriers contre la bourgeoisie. Le sujet de l’histoire, ce sont les classes en lutte.

Organisation de prolétariat en classe et création du parti communiste sont donc deux étapes simultanées et non pas successives (“cette organisation du prolétariat en classe et donc en parti politique”). En aucun cas la création du parti ne précède l’organisation du prolétariat en classe. Au contraire, le parti est le produit de la lutte des classes, lutte à laquelle les communistes donnent de la conscience politique. L’auto éducation du prolétariat par sa propre pratique révolutionnaire est un concept clé pour Marx : au cours de sa lutte contre l’état de chose existant, le prolétariat développe sa conscience et devient capable de lutter pour construire une nouvelle société. Il s’agit là de l’auto émancipation du prolétariat par la révolution.

Or sur ce point essentiel de la pensée Marxiste, Lénine puis la III° Internationale introduisent une rupture essentielle en constituant la conscience de classe et la lutte des classes en effet du parti lui-même, dont le rôle exorbitant est de produire le prolétariat en l’organisant.

En effet, selon Lénine, la bourgeoisie russe s’est montrée irrésolue et hésitante lors de la révolution de 1905, au contraire de ce que fut son rôle historique en France en 1789. Il revient donc au prolétariat d’accomplir les taches historiques de la bourgeoisie. Or, cette bourgeoisie russe inconséquente dans la lutte contre le despotisme, ne porte pas en elle les valeurs de liberté qu’elle a transmises au prolétariat en Occident. Dès lors, selon Lénine, « les ouvriers ne pouvaient pas avoir encore la conscience sociale-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers [...] De même, en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier » (7). « Par lui-même, le mouvement ouvrier spontané ne peut engendrer que le trade unionisme : or, la politique trade-unioniste de la classe ouvrière est précisément la politique bourgeoise de la classe ouvrière » (8).

Ainsi, selon Lénine, la conscience social-démocrate (c’est-à-dire communiste) ne peut être engendrée par la lutte des classes mais doit être importée parmi les ouvriers qui deviennent ainsi une classe. Les formulations avancées par Marx dans le Manifeste du parti communiste de 1848 sont donc renversées : le moteur de l’histoire, ce n’est plus la lutte des classes mais le Parti, qui est le créateur de la lutte des classes. Le parti révolutionnaire se trouve donc sur légitimé en se voyant reconnaître le rôle exorbitant d’agent central de transformation de la société. Il y a donc chez Lénine substitution initiale du Parti à la classe.

Si les faits ont donné raison à Lénine dans le cadre de la Russie, l’erreur du mouvement communiste au XX° siècle est d’avoir théorisé l’expérience russe et généralisé celle-ci tant au niveau de la stratégie que de l’organisation du Parti. Car cette conception contenait en elle les germes de l’autoritarisme. En effet, un parti érigé en véritable démiurge ne peut avoir tort, et ceci d’autant plus qu’il se substitue au mouvement spontané de la lutte des classes. Si on rajoute à cela le fait que rapidement les tendances sont interdites dans le Parti, ce dernier ne peut que s’assécher et dégénérer en éliminant toute divergence interne, soit physiquement (sous le stalinisme) soit par le biais de l’exclusion (dans presque tous les partis communistes, notamment le PCF).

Rosa Luxemburg ne s’y est pas trompée en qualifiant la conception ultra centralisatrice du Parti chez Lénine de « régime de caserne ». Elle est beaucoup plus proche de Marx dans sa tentative de concilier le spontanéisme des masses avec le rôle d’avant-garde du Parti. Selon Rosa Luxemburg, le prolétariat qui s’ébranle de façon spontanée prend davantage conscience des devoirs et des objectifs : « si l’élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masse en Russie, ce n’est pas parce que le prolétariat russe est “inéduqué”, mais parce que les révolutions ne s’apprennent pas à l’école » (9).

Lénine avait tendance à voir dans la spontanéité un signe d’inconscience. Rosa Luxemburg pense au contraire que l’éducation de masse s’opère en période révolutionnaire et dans l’action : plus le prolétariat progresse en nombre et en conscience de classe, plus l’avant-garde doit aller coller à ce développement. Dans l’école de la lutte massive, il y a donc transformation de la spontanéité en conscience révolutionnaire.

Rosa Luxemburg développe ainsi une subtile dialectique entre spontanéité des masses et organisation du Parti. En faveur de la spontanéité des masses, Rosa Luxemburg affirme qu’« une année de révolution a-t-elle donné au prolétariat russe cette “éducation” que trente années de luttes syndicales et parlementaires ne peuvent donner artificiellement au prolétariat allemand » (10) : la conscience de classe, dans et par la lutte des masses, devient concrète, active. En faveur du rôle d’organisation du Parti, Rosa Luxemburg énonce : « La tâche la plus importante de la “direction” dans la période de la grève de masse consiste à donner le mot d’ordre de la lutte, à l’orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu’à chaque phase et à chaque instant du combat, soit réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagé et lancé dans la bataille, et que cette puissance s’exprime par la position du parti dans la lutte » (11). Rosa Luxemburg pourfend ici l’anarchisme car il n’est pas question d’un « passage brusque à la révolution comme un coup de théâtre qui ferait l’économie de la lutte politique de la classe ouvrière » (12), mais d’un long apprentissage politique par le biais notamment de la grève de masse. Le Parti révolutionnaire doit de façon dialectique à la fois cultiver la spontanéité du prolétariat tout en l’organisant et en l’orientant dans la lutte. Le Parti possède l’intelligence théorique des conditions sociales et historiques de la lutte, il développe dans le prolétariat la conscience de classe, fixe les objectifs à atteindre. Dans la lutte, le Parti doit prendre la direction politique : « au lieu de se poser le problème de la technique et du mécanisme de la grève de masse, la social démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique » (13). Mais pour cela, le Parti doit coller étroitement au prolétariat. Or, cela, le parti ultra centralisé de Lénine ne peut le réaliser, car Rosa Luxemburg l’accuse « d’ultra centralisme » et des menaces de conservatisme qu’implique une organisation trop rigide. « Le centralisme social-démocratique ne saurait se fonder ni sur l’obéissance aveugle, ni sur une subordination mécanique des militants vis-à-vis du centre du Parti. D’autre part, il ne peut y avoir de cloisons étanches entre le noyau prolétarien conscient, solidement encadré dans le Parti, et les couches ambiantes du prolétariat, déjà entraînées dans la lutte de classe et chez lesquelles la conscience de classe s’accroît chaque jour davantage. L’établissement du centralisme sur ces deux principes ; la subordination aveugle de toutes les organisations jusque dans le moindre détail, vis-à-vis du centre, qui seul pense, travaille et décide pour tous, et la séparation rigoureuse du noyau organisé par rapport à l’ambiance révolutionnaire -comme l’entend Lénine- nous paraît donc une transposition mécanique des principes d’organisation blanquistes de cercles conjurés, dans le mouvement socialiste des masses ouvrières » (14).

Au total, Rosa Luxemburg nous semble beaucoup plus fidèle que Lénine à l’enseignement de Marx. En effet, si pour ce dernier, « théoriquement, les communistes ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien » (15), le but immédiat des communistes est « la constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat » (16) : le parti révolutionnaire aide à la constitution du prolétariat en classe et à la conquête du pouvoir politique par ce dernier, mais en aucun cas il n’y a substitution du Parti à la classe. Le moteur de l’histoire, ce sont les classes en lutte et non un parti démiurge se substituant à ces dernières.

N’oublions pas que pour Marx, « le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité » (17). Pour les luttes à venir, il est fondamental de ne plus jamais permettre l’oubli de cette notion Marxiste fondamentale qu’est l’auto éducation du prolétariat par sa propre pratique révolutionnaire, notion que GRAMSCI désignait par l’expression heureuse de « philosophie de la praxis ». Il en va de même du présent et de l’avenir du Marxisme révolutionnaire et démocratique !

Bruno Nottin


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