mardi 26 juin 2012

CADTM:la bonne gouvernance


Droit international
Plans d’ajustement structurel

La bonne gouvernance : préalable ou conséquence du financement du développement ?

par Arnaud Zacharie

Le concept de « bonne gouvernance » est apparu à la fin des années 1990 dans les conditionnalités liées aux financements octroyés aux pays en développement par les institutions financières internationales et les autres bailleurs de fonds. Ce nouveau type de conditionnalité, s’il puise sa logique dans un fondement théorique pertinent, n’est cependant pas sans poser problème dans sa mise en œuvre effective. Il pose notamment la question de savoir si la « bonne gouvernance » est un préalable ou une conséquence du financement du développement.
Bonne gouvernance et développement
Le principal apport théorique du concept de « bonne gouvernance » provient de l’œuvre du prix Nobel d’économie 1998, Amartya Sen, pour lequel le progrès social et la démocratie sont des processus qui se renforcent mutuellement. Selon Amartya Sen, la démocratie fait partie intégrante du développement, envisagé comme « un processus d’expansion des libertés réelles dont les personnes peuvent jouir. De cette façon, l’expansion des libertés constitue à la fois la fin première et le moyen principal du développement » |1|.
Pour illustrer le fondement de cette philosophie du développement, Sen évoque notamment le sort des esclaves avant l’abolition, soulignant que malgré un revenu moyen élevé, l’abolition de leur statut a été un objectif prioritaire, fut-il opéré au détriment de ces revenus : « La comparaison entre le panier des biens de consommation des esclaves et le revenu de la main d’œuvre agricole libre tourne en faveur des premiers. Par ailleurs, l’espérance de vie des esclaves n’apparaît pas, en termes relatifs, spécialement basse, elle est à peu près identique à celle qui prévalait alors dans des pays aussi développés que la France ou la Hollande et encore plus longue que celle des citadins employés dans l’industrie, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Cependant, comme on le sait, les esclaves cherchaient à s’enfuir et l’on a toutes les raisons de penser que le système esclavagiste ne servait pas leurs intérêts. De fait, après l’abolition, les tentatives successives pour attirer les nouveaux affranchis dans les formes diverses d’organisation du travail, calqués sur le modèle servile, mais en échange, cette fois, de rétributions élevées, ont toutes abouti à l’échec » |2|.
Il étudie aussi la cause des famines et aboutit au constat que les famines ne proviennent pas d’un manque de nourriture disponible, mais bien de l’incapacité des personnes à accéder à la nourriture qui pourtant existe. Cette incapacité provient du manque de revenu, mais aussi d’une carence de droits et de démocratie. Selon Sen : « Au cours de la terrible histoire des famines survenues dans le monde, il est en fait difficile de trouver le cas d’une famine qui se soit produite dans un pays doté d’une presse libre et d’une opposition active, au sein d’un système démocratique » |3|, La Découverte, 1999, p. 55..
Allant jusqu’au bout de sa logique, Sen conclut que « le pilotage unilatéral, y compris s’il est le fait du meilleurs des experts, ne saurait en soi constituer une solution » |4|.
La nouvelle stratégie de lutte contre la pauvreté
En septembre 1999, l’Assemblée générale du FMI et de la Banque mondiale débouche sur une nouvelle stratégie de lutte contre la pauvreté, dans la foulée du G7 de Cologne ayant lancé en juin 1999 une initiative renforcée d’allégement de la dette d’une liste d’une quarantaine de pays pauvres considérés comme très endettés (PPTE). Avec cette nouvelle stratégie, un tournant est opéré. Les noms des conditionnalités et des prêts du FMI, devenus trop impopulaires, sont modifiés. On passe des programmes d’ajustement structurel aux documents stratégiques de réduction de la pauvreté (DSRP).
L’originalité des DSRP est qu’ils intègrent le concept de « bonne gouvernance » et doivent être rédigés non plus par les experts du FMI et de la Banque mondiale, mais par les gouvernements des pays pauvres en collaboration avec leur « société civile », à charge pour les experts de Washington d’ensuite donner leur aval. La notion de « bonne gouvernance » reconnaît donc désormais l’importance des Etats dans l’efficacité des programmes financés. Bien que très flou, le concept embrasse les questions de gestion, de corruption, de droit et de démocratie. Suivant la logique d’Amartya Sen, l’objectif est de faire du renforcement de la démocratie un moyen et une fin du processus de développement et de placer les pays en développement « sur le siège du conducteur ».
Les problèmes entre la théorie et la mise en pratique
Bien qu’elles soient en théorie positives, deux problèmes majeurs sont susceptibles d’enrayer la mise en œuvre effective de ces avancées : la carence des moyens financiers et l’accumulation excessive des conditionnalités.
D’abord, le manque de moyens financiers dont souffrent les pays pauvres rend difficile la mise en œuvre d’un Etat de droit, condition sine qua non à une « bonne gouvernance ». En outre, les populations locales sont souvent contraintes de mener des stratégies de survie, ce qui rend très difficile la constitution d’une société civile digne de ce nom. Pire, la pauvreté généralisée est elle-même un obstacle à la croissance, notamment par la façon dont elle pèse sur les ressources intérieures disponibles pour la consommation ou l’investissement privé. C’est ce que démontre le dernier Rapport sur les PMA des Nations unies : « Dans la plupart des PMA, (...) la majorité de la population vit avec un niveau de revenu inférieur à ce qu’il faudrait pour satisfaire ses besoins fondamentaux, et les ressources disponibles, même réparties de façon équitable, suffisent à peine à couvrir de façon durable les besoins de base de la population. (...) L’argument de base du présent Rapport est que la pauvreté est générale et persistante dans les PMA parce qu’ils sont prisonniers d’un piège international de la pauvreté » |5|. Encore plus grave : si on calcule le transfert de richesses réel, comme l’ont fait les Nations unies, on réalise qu’au cours des vingt dernières années, « pour chaque dollar qui est entré en Afrique subsaharienne, 25 cents environ sont repartis dans l’autre sens sous forme d’intérêts et de bénéfices rapatriés, plus de 30 cents ont été absorbés dans les sorties de capitaux ou sont allés alimenter les réserves et 51 cents ont compensé la détérioration des termes de l’échange » |6|. Il en résulte évidemment que les ressources disponibles sont souvent insuffisantes pour la mise en œuvre d’un Etat de droit efficace et que les sociétés civiles de ces pays sont essentiellement concentrées sur des dynamiques de survie qui cadrent mal avec le nécessaire dynamisme dont elles doivent faire preuve pour promouvoir la démocratie.
Ensuite, les nouvelles conditionnalités issues du concept de « bonne gouvernance » n’ont pas remplacé les anciennes conditionnalités macroéconomiques, mais s’y sont ajoutées. Du coup, les conditionnalités, pourtant déjà lourdes par le passé, se révèlent encore bien plus difficiles à mettre en oeuvre pour les pays pauvres dépendant de financements extérieurs. En cas de choix à opérer, c’est le plus souvent les créanciers qui tranchent, ce qui vient buter à nouveau sur la critique de « pilotage unilatéral » développée par Amartya Sen. Le prix Nobel d’économie 2001 et ancien vice-président de la Banque mondiale ne mâche pas ses mots à ce sujet : « Le FMI prétend qu’il ne dicte jamais un accord de prêt, qu’il en négocie toujours les termes avec le pays emprunteur. Mais ce sont des négociations unilatérales : il a toutes les cartes en main, pour la raison essentielle que beaucoup de pays qui sollicitent son aide ont désespérément besoin d’argent ». |7|
Par conséquent, le risque est grand, si on limite le concept de « bonne gouvernance » à une conditionnalité de plus, de retarder et de limiter encore davantage les financements extérieurs pourtant indispensables à la constitution d’un Etat de droit démocratique et d’une société civile dynamique.
Les pistes alternatives
Si le concept de « bonne gouvernance » est issu d’une analyse pertinente des politiques de développement, le fait d’en faire une conditionnalité supplémentaire à l’accès aux financements internationaux n’est donc pas sans alimenter quelques contradictions. Selon les Nations unies, « Plus d’un milliard d’individus, dont 400 millions dans les PMA, vivent aujourd’hui dans des pays dont les gouvernements élaborent des documents stratégiques de réduction de la pauvreté (DSRP), ce qui est la condition pour avoir accès à une aide à des conditions de faveur et à un allégement de la dette et constitue un processus qu’un haut responsable de la Banque mondiale a qualifié, avec à la fois honnêteté et justesse, d’expérimental. (...) Le changement découlant de l’approche DSRP qui pourrait s’avérer le plus important est le fait que les politiques ne sont plus déterminées par les donateurs, mais par des autorités nationales jouissant d’une autonomie décisionnelle. (...) Toutefois, il s’avère extrêmement difficile de responsabiliser les autorités nationales et d’accroître leur autonomie décisionnelle. (...) Si le DSRP n’est pas conforme à leurs prescriptions, le FMI et la Banque mondiale fixeront de toute manière les conditions jugées appropriées. (...) Les stratégies de réduction de la pauvreté élaborées aux débuts de l’approche DSRP tendent à privilégier l’ajustement. (...) Les nouvelles stratégies de réduction de la pauvreté s’efforcent de faire en sorte que la croissance économique profite davantage aux pauvres, tandis que les politiques d’ajustement n’ont généralement pas réussi et ne peuvent pas réussir à produire une croissance économique durable suffisamment forte pour réduire de manière significative la pauvreté. En conséquence, l’approche DSRP risque de laisser les pays concernés dans la pire des situations ». |8|
Par conséquent, si l’extension des libertés est à la fois le moyen principal et la fin première du processus de développement, la « bonne gouvernance » ne peut être limitée au statut de conditionnalité, c’est-à-dire de préalable au financement du développement. Même si la « bonne gouvernance » accentue l’efficacité des programmes financés, elle doit également être soutenue par des financements obligatoirement en amont, car elle est aussi une finalité du processus. Evidemment, cela ne signifie pas que le financement du développement suffit à promouvoir la « bonne gouvernance », mais couper toute source de financement à un Etat de droit en construction est susceptible de faire plus de mal que de bien. A contrario, un financement du développement en amont permettrait de lier la fin au moyen et de soutenir la construction par étapes d’Etats de droit démocratiques.
Mais plus fondamentalement, il faut s’interroger sur le caractère flou et arbitraire de ce concept de « bonne gouvernance ». Il n’inclut pas de normes internationales claires, alors qu’elles existent dans le droit international positif. Le concept est arbitraire et la finalité effectivement constatée dans la réalité se révèle bien souvent fort éloignée de la nécessité de « bonne gouvernance ». Entre autres exemples, le prêt de 135 millions de dollars et le rééchelonnement de dette octroyé après les attentats du 11 septembre 2001 au Pakistan ont-ils pour considération majeure l’impératif de « bonne gouvernance » ? Poser la question, c’est évidemment y répondre. Il est par conséquent légitime de s’interroger sur le fait que, par exemple, les quinze ratifications nécessaires à la mise en œuvre d’un protocole additionnel en faveur de la Cour pénale africaine se font toujours attendre. La CPI continue elle-même d’être freinée par trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Etats-Unis, Chine, Russie).
En outre, au delà des analyses théoriques, on ne peut passer sous silence le fait que les dictatures ne peuvent généralement perdurer sans le soutien « géostratégique » de puissances extérieures, parmi lesquelles les principaux bailleurs de fonds, dont certains refusent la mise en œuvre d’une Cour pénale internationale (CPI). Cela implique par conséquent de promouvoir le développement du droit international issu de la Charte universelle des droits de l’homme (qui compile les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels), afin de faire de la démocratie et des droits fondamentaux des « conditionnalités universelles » s’imposant à tous les Etats et étant « déconnectées » du financement du développement.

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