lundi 23 février 2015

COURS SUR L'ESPRIT ET LA MATIERE

ominique Meeùs
dominique[chez]d-meeus[point]beDernière modification le mercredi 5 février 2014 à 18 h 51
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Cours de philosophie marxiste en quatre leçons (et une introduction)
Ceci est une page écrite pour le contenu. On trouve une préparation plus orientée sur le déroulement de la leçon, sur la pédagogie sur cette page.
Première leçon :
Le matérialisme contre l’idéalisme

Les objets du monde extérieur et nos pensées, la matière et l’esprit

Nous vivons au milieu d’objets matériels et nous sommes nous-mêmes une chose matérielle, un corps. Par ailleurs nous sommes une « personne », nous avons des pensées, des rêves ; on entrevoit là des réalités d’un autre type que le type des choses visibles qui nous entourent dans la vie courante, des choses qu’on peut toucher du doigt. Cela donne un monde plus riche qu’il n’y paraît à première vue. Il y a des choses qu’on n’arrive pas à expliquer. Cela donne à penser qu’il y a des aspects cachés mystérieux, magiques…
Pour certains primitifs et pour pas mal de gens jusqu’au 18e siècle (on y reviendra) et même après, on aurait un monde où tout se mélange, le matériel et le magique, ce qui donne le tableau suivant :
Terre, Soleil, Lune, voûte céleste étoilée,
montagnes, fleuves, mers, minéraux, forces mystérieuses, végétaux, animaux, dieux, diables,
esprits, corps, sorciers, hommes, âmes, magiciens, fantômes, société,
grottes, maisons, silex, outils, meubles
Le pas suivant est de se demander si ça ne constitue pas deux mondes différents, celui du visible et celui de l’invisible.
Depuis les temps très reculés où les hommes, encore dans l’ignorance complète de leur propre conformation physique et incités par des apparitions en rêve, en arrivèrent à l’idée que leurs pensées et leurs sensations n’étaient pas une activité de leur propre corps, mais d’une âme particulière, habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort — depuis ce moment, il leur fallut se forger des idées sur les rapports de cette âme avec le monde extérieur. Si, au moment de la mort, elle se séparait du corps et continuait à vivre, il n’y avait aucune raison de lui attribuer encore une mort particulière ; et c’est ainsi que naquit l’idée de son immortalité […] (Engels, dans le Feuerbach.)
De quelqu’un qui est mort, on dit qu’ « il a rendu l’âme » et que son âme retourne dans l’ « autre monde », un monde immatériel, « surnaturel », tandis que nous restons « en ce bas monde ». Ainsi certains font de l’ordre dans le tableau mélangé ci-dessus et y voient deux mondes distincts. On pourrait se représenter ces deux mondes dans un nouveau tableau à deux volets au lieu d’un, où je mets en vrac un peu de ce qui les constitue ou les caractérise (avec une influence visible de ma culture européenne, donc historiquement chrétienne).
Le ciel, l’autre monde, le surnaturel, le spirituel, l’au-delà
Dieu, dieux, paradis (ciel ?), anges, diables, enfer, fantômes, revenants, sorcellerie, magie, pouvoirs magiques, esprits, dessein intelligentIdées de Platon, concepts (justice, beauté…), intelligible, universaux, causes finales, raison, connaissances a priori, vérités éternelles, Idée, Esprit absolu de Hegelnombres, figures géométriques
je, moi (et les autres), individu, sujet, personne, âme (survivant après la mort),
mes sensations, mes idées, mes pensées, mon esprit, mes rêves, mon imagination

« Notre » monde, le monde sublunaire, la nature, « dans ce bas monde »
Terre (avec son décor : Soleil, Lune, voûte céleste étoilée ?),
montagnes, fleuves, mers, minéraux, végétaux, animaux,
corps, hommes, société, maisons, outils, meubles
On pourrait reprocher à ce tableau d’être trop systématique, trop beau pour être vrai. Ce tableau représente une conception du monde déjà très élaborée de Platon à Descartes et au-delà. C’est le dualisme dont on parlera plus loin. Le tableau est aussi très schématique. On ne peut pas y réduire toute l’histoire de la philosophie (ce n’est pas le but). (Popper défend le point de vue que déjà chez Platon il y a trois mondes et pas seulement deux).

Quelle est l’opposition, la lutte fondamentale en philosophie ?

La question de ce qui est (et de ce qui n’est pas) a été une des premières préoccupations des philosophes. On pourrait presque la prendre comme définition de la philosophie, bien que les philosophes aient discuté bien d’autres choses encore. La branche de la philosophie qui s’occupe de ce qui est et de ce qui n’est pas et des différents degrés ou des différentes manières d’être s’appelle l’ontologie, du grec ancien ὄντος (ontos), participe présent du verbe être.
La grande question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de la philosophie moderne, est celle du rapport de la pensée à l’être. […]
La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, question suprême de toute philosophie […] la question de savoir quel est l’élément primordial, l’esprit ou la nature […] le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?
Selon qu’ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l’esprit par rapport à la nature, et qui admettaient par conséquent, en dernière instance, une création du monde de quelque espèce que ce fût […], ceux-là formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l’élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme. (Engels, dans le Feuerbach.)
Face à la constatation figurée dans le tableau en deux volets ci-dessus, il y a donc une question évidemment fondamentale : qu’est-ce qui dans ce tableau existe ou n’existe pas et qu’est-ce qui est premier, de la matière ou de l’idée, de l’être ou de la pensée, de la nature ou de l’esprit. Cette question est fondamentale depuis les débuts de la philosophie, mais il n’y a pratiquement que les marxistes qui la présentent aujourd’hui comme telle, en terme d’opposition entre matérialisme et idéalisme. (Aujourd’hui, on opposerait plutôt le réalisme à l’idéalisme subjectif.) C’est à bon droit qu’on considère cette question comme fondamentale parce qu’il est difficile d’imaginer des catégories philosophiques plus générales que matière et esprit et qu’il n’y a pas beaucoup de sens à philosopher sans décider de ce qui existe et de ce qui n’existe pas. Ceux qui contestent que cette question soit fondamentale sont généralement idéalistes ou veulent protéger l’idéalisme (voir aussi plus loin : agnostiques) ou n’aiment pas le mot matérialisme à cause de son association au marxisme ou de sa connotation éthique (voir aussi plus loin la discussion du mot matérialisme).
Le Politzer développe l’opposition décrite par Engels en montrant qu’elle peut prendre des formes moins théoriques, plus proches de nous :
Il y a d’ailleurs bien d’autres façons de poser la question. Par exemple, quels sont les rapports entre la volonté et le pouvoir ? La volonté, c’est, ici, l’esprit, la pensée ; et le pouvoir, c’est ce qui est possible, c’est l’être, la matière. Nous rencontrons aussi souvent la question des rapports entre la « conscience sociale » et l’ « existence sociale ».
La question fondamentale de la philosophie se présente donc sous différents aspects et l’on voit combien il est important de reconnaître toujours la façon dont se pose ce problème des rapports de la matière et de l’esprit […] (Politzer, Principes élémentaires, 1re partie, chapitre 1, V.)
Ainsi l’idéalisme c’est aussi prendre ses désirs pour la réalité, par exemple, croire qu’on peut changer le monde dans n’importe quelle direction, parce qu’on le veut, rien qu’en changeant les mentalités. L’utopie, c’est de l’idéalisme. C’est ça que recouvrent volonté et pouvoir, et aussi conscience et existence sociale, dans le passage du Politzer ci-dessus. C’est une question qu’il faudra reprendre dans la leçon 4 sur le matérialisme historique.
Le Politzer présente encore la chose sous un autre aspect, avec un argument fort en faveur du matérialisme :
[…] si on constate bien dans l’expérience qu’il y a des corps sans pensée, comme les pierres, les métaux, la terre, on ne constate jamais, par contre, l’existence d’esprit sans corps.
Pour terminer ce chapitre sur une conclusion sans équivoque, nous voyons que pour répondre à cette question : comment se fait-il que l’homme pense ? Il ne peut y avoir que deux réponses tout à fait différentes et totalement opposées :
1re réponse : L’homme pense parce qu’il a une âme.
2e réponse : L’homme pense parce qu’il a un cerveau.
Suivant que nous ferons l’une ou l’autre réponse, nous serons entraînés à donner des solutions différentes aux problèmes qui découlent de cette question.
Suivant notre réponse, nous serons idéalistes ou matérialistes. (Politzer, Principes élémentaires, 1re partie, chapitre 1, VI.)
À cette question il y a donc deux réponses, deux positions philosophiques, deux conceptions du (des) monde(s) opposées :
  • Le matérialisme : le monde matériel existe et il est premier ; il n’y a d’idées que dans les cerveaux matériels ; le contenu de ces idées provient en dernier ressort de l’expérience du monde matériel. Ce monde peut être connu. On développera cela à la leçon 2.
  • L’idéalisme : il s’agit, sous des formes diverses, de l’affirmation d’une autonomie et même d’une prééminence de l’idée par rapport à la matière. On va développer ceci immédiatement.
Il faut remarquer que dans les deux positions ci-dessus, il y a plus qu’un renversement de la place de l’idée, de sa priorité, il y a un changement de sens : dans le matérialisme, l’idée est le produit du fonctionnement du cerveau matériel. Dans l’idéalisme, l’idée est une substance supérieure, mystérieuse, magique, surnaturelle. (Marie-Hélène Lavallard, La philosophie marxiste, Éditions sociales, Paris, 1982, p. 33-34.)
La pratique, en particulier la production, mais aussi la pratique de la science, conduit au matérialisme. Cependant on peut être tenté de donner des réponses idéalistes aux problèmes trop mystérieux, ainsi qu’au problème posé par l’injustice de relations sociales, c’est-à-dire postuler l’existence d’un autre monde, celui des idées, qui serait autonome, indépendant de la matière, et même au contraire premier par rapport à celui de la matière, dominant, commandant le monde de la matière.

Remarque quant au vocabulaire

Expliquer et corriger la confusion courante à laquelle donnent lieu les mots « idéalisme » et « matérialisme ».
Là encore existe une confusion que nous devons immédiatement dénoncer ; vulgairement, on entend par matérialiste celui qui ne pense qu’à jouir des plaisirs matériels. Jouant sur le mot matérialisme — qui contient le mot matière, — on est ainsi arrivé à lui donner un sens tout à fait faux.
Nous allons, en étudiant le matérialisme, — au sens scientifique du mot, — lui redonner sa véritable signification ; être matérialiste n’empêchant pas, nous allons le voir, d’avoir un idéal et de combattre pour le faire triompher. (Politzer, Principes élémentaires, Introduction, IV.)
Nous avons dénoncé la confusion créée par le langage courant en ce qui concerne le matérialisme. La même confusion se retrouve à propos de l’idéalisme.
Il ne faut pas confondre, en effet, l’idéalisme moral et l’idéalisme philosophique.
L’idéalisme moral consiste à se dévouer à une cause, à un idéal. L’histoire du mouvement ouvrier international nous apprend qu’un nombre incalculable de révolutionnaires, de marxistes, se sont dévoués jusqu’au sacrifice de leur vie pour un idéal moral, et pourtant ils étaient les adversaires de cet autre idéalisme qu’on appelle idéalisme philosophique.
L’idéalisme philosophique est une doctrine qui a pour base l’explication du monde par l’esprit. (Politzer, Principes élémentaires, 1re partie, chapitre 2, I.)

Diverses formes d’idéalisme

L’idéalisme philosophique est une doctrine qui a pour base l’explication du monde par l’esprit.
C’est la doctrine qui répond à la question fondamentale de la philosophie en disant : « c’est la pensée qui est l’élément principal, le plus important, le premier ». Et l’idéalisme, en affirmant l’importance première de la pensée, affirme que c’est elle qui produit l’être ou, autrement dit, que : « c’est l’esprit qui produit la matière ».
Telle est la première forme de l’idéalisme; elle a trouvé son plein développement dans les religions en affirmant que Dieu, « esprit pur », était le créateur de la matière.
La religion qui a prétendu et prétend encore être en dehors des discussions philosophiques est, en réalité, au contraire, la représentation directe et logique de la philosophie idéaliste. (Politzer, Principes élémentaires, 1re partie, chapitre 2, I.)

Idéalisme objectif, réaliste, donc dualiste

Platon (427-347), les Idées platoniciennes. Il y a en dehors de nous un monde des Idées ; nos idées viennent de là ; le monde matériel n’est qu’un pâle reflet, une concrétisation imparfaite de ce monde des Idées (Platon, l’allégorie de la caverne dans La République). Pour Hegel, c’est la dynamique propre de l’Idée qui détermine l’évolution du monde, en particulier l’histoire des sociétés. On dit « réaliste » et « réalisme » parce que pour ces idéalistes, l’Idée, les idées ont une existence réelle en dehors de nous et du monde matériel. (Platon les considère plus réelles même que celui-ci). Un tel philosophe réaliste « réifie » les idées, il en fait des « choses » ayant une existence propre, qui existent avant même d’être pensées par qui qui ce soit.
Pour Aristote, les idées sont immanentes (forme) mais quand même premières en un sens.
Engels résume en deux mots l’idéalisme du système de Hegel (1770-1831) :
[…] le point final, l’Idée absolue — qui n’est d’ailleurs absolue que parce qu’il ne sait absolument rien nous en dire — « s’aliène » dans la nature, c’est-à-dire se transforme en elle, et se retrouve plus tard elle-même dans l’esprit, c’est-à-dire dans la pensée et dans l’histoire. Mais, à la fin de toute la philosophie, un tel retour au point de départ n’est possible que par un seul moyen : à savoir, en supposant que la fin de l’histoire consiste en ce que l’humanité parvient à la connaissance de cette Idée absolue précisément et en déclarant que cette connaissance de l’Idée absolue est atteinte dans la philosophie de Hegel.
Russel reprend la pique d’Engels au début de la citation ci-dessus. Pour Russel on ne voit pas pourquoi, dans le système de Hegel, l’Univers se développe,
« unless one were to adopt the blasphemous supposition that the Universe was gradually learning Hegel’s philosophy » (à moins d’adopter la supposition blasphématoire que l’Univers apprenait pas à pas la philosophie de Hegel). ( History of Western philosophy, p. 706.)
On peut voir en imagination Hegel écrivant l’histoire de l’Univers tandis que l’Esprit lit par dessus son épaule pour savoir ce qu’il doit faire. Engels continue :
Tandis que le matérialisme considère la nature comme la seule réalité, celle-ci n’est dans le système de Hegel que l’ « aliénation » de l’Idée absolue, pour ainsi dire une dégradation de l’idée ; en tout état de cause, la pensée et son produit, l’Idée, est ici l’élément primordial, la nature est l’élément dérivé qui n’existe, somme toute, que grâce à la condescendance de l’Idée. (Engels, Feuerbach.)
Le dualisme, c’est la forme classique d’idéalisme, celle qui est illustrée dans le tableau en deux volets du début. Pour les dualistes, il y a deux mondes l’un et l’autre réels, le monde spirituel dominant le monde matériel. Certains se sont arraché les cheveux pour expliquer comment ils étaient liés. (Comment par exemple les états d’âme commandent les muscles.) Ce problème a agité Descartes (1591-1650) qui situait dans la glande pinéale la connexion entre l’âme et le corps. (L’impossibilité de résoudre ce problème, son absurdité, est un des arguments en faveur du matérialisme.)

Idéalisme subjectif

Pour mieux combattre ces explications scientifiques, matérialistes et athées, il fallut donc pousser plus loin l’idéalisme et nier l’existence même de la matière.
C’est à quoi s’est attaché, au début du 18e siècle, un évêque anglais, Berkeley, qu’on a pu appeler le père de l’idéalisme. (Politzer, Principes élémentaires, 1re partie, chapitre 2, I.)
En effet, si Descartes est un idéaliste classique, objectif et dualiste, c’est un idéaliste moderne. (Certains ont dit le dernier des anciens.) Il trouve inutile de chercher dans l’autre monde des explications de notre monde, la nature, quand on peut les trouver dans la nature elle-même. On fait ainsi l’économie de la magie, de la sorcellerie et autres pouvoirs occultes et d’une bonne partie au moins des Idées de Platon. Il semble que Descartes soit un chrétien sincère et qu’il veuille dans son travail sauver la religion en la conciliant avec la science. Mais après un siècle de cartésianisme, Berkeley (1685-1753) réalise qu’on va ainsi tout droit vers le matérialisme athée : avec ce genre de recherches scientifiques, on va vider complètement le volet supérieur du tableau, devenu inutile, Dieu compris. Il avance alors comme solution de garder seulement le volet supérieur avec Dieu et, pour couper l’herbe sous le pied du matérialisme athée, de nier purement et simplement l’existence du monde matériel, notre volet inférieur. C’est ce qu’il appelle lui-même immatérialisme.
La matière n’est pas ce que nous croyons en pensant qu’elle existe en dehors de notre esprit. Nous pensons que les choses existent parce que nous les voyons, parce que nous les touchons ; c’est parce qu’elles nous donnent ces sensations que nous croyons à leur existence.
Mais nos sensations ne sont que des idées que nous avons dans notre esprit. Donc les objets que nous percevons par nos sens ne sont pas autre chose que des idées, et les idées ne peuvent exister en dehors de notre esprit. (Berkeley cité dans Politzer, Principes élémentaires, 1re partie, chapitre 2, III.)
La négation du monde sera reprise par les idéalistes subjectifs pratiquement dans les mêmes termes que Berkeley. C’est pourquoi Lénine attache une grande importance à Berkeley dans son Matérialisme et empiriocriticisme où il combat l’idéalisme subjectif.
En fait Berkeley est atypique dans notre classement. C’est encore un idéaliste objectif parce que pour lui, il y a un autre monde réellement indépendant de sa pensée (le volet supérieur du tableau), mais il le simplifie considérablement, c’est l’esprit de Dieu. Notre esprit reçoit de Dieu une partie des idées de celui-ci. (Ce qui explique une cohérence raisonnable des opinions des hommes.) Berkeley n’est pas encore un idéaliste subjectif, ou du moins, si subjectivité il y a, ce n’est pas la sienne, c’est celle de Dieu, être qui existe objectivement en dehors de lui Berkeley. Ce n’est cependant plus un dualiste par ce qu’il nie purement et simplement « ce bas monde », le volet inférieur du tableau. Tout cela pour lui ce n’est que pensé par Dieu et les hommes. Le tableau se réduit donc au volet supérieur. Ce qui était notre volet inférieur n’apparaît plus qu’à l’intérieur du volet supérieur devenu unique, comme pensé par l’esprit de Dieu et des hommes.
Dieu,
son esprit,
ses idées,
ses pensées
« Notre » monde, le monde sublunaire, la nature, « dans ce bas monde »

Terre avec son décor : Soleil, Lune, voûte céleste étoilée,
montagnes, fleuves, mers, minéraux, végétaux, animaux,
corps, hommes, société, maisons, outils, meubles
je, moi (et les autres), individu, sujet, personne, âme (survivant après la mort),
mes sensations, mes idées, mes pensées, mon esprit, mes rêves, mon imagination
Plus loin de nous, Confucius et Mencius auraient été idéalistes subjectifs. Mencius aurait dit : « les dix mille choses se réalisent en moi ». Mais il est difficile de juger de philosophes et de leur système philosophique sur huit mots.
Cela peut paraître tout à fait fou, mais, après Berkeley (1685-1753), d’autres iront plus loin que lui en adoptant le même immatérialisme, mais niant aussi l’objectivité du tableau supérieur qu’ils réduisent à leur pensée personnelle : c’est l’idéalisme subjectif. Des exemples en sont un physicien philosophe relativement connu et influent, Ernst Mach (1838-1916) et, plus près de nous, un philosophe anglais, Alfred Jules Ayer (1910-1989) dans sa jeunesse.
     « Notre » monde, le monde sublunaire, la nature, « dans ce bas monde »

Terre avec son décor : Soleil, Lune, voûte céleste étoilée,
montagnes, fleuves, mers, minéraux, végétaux, animaux,
corps, hommes, société, maisons, outils, meubles
je, moi (quid des autres ?), individu, sujet, personne, âme (survivant après la mort),
mes sensations, mes idées, mes pensées, mon esprit, mes rêves, mon imagination
(*) L’idée est de Garaudy dans sa Théorie matérialiste de la connaissance, p. 7.
Si le monde n’a aucune existence matérielle, mais n’est que le fait d’impressions dans notre esprit, on peut s’étonner (*) de ce que mettre des verres correcteurs appropriés devant les yeux rend l’esprit plus clair.
Chez les philosophes idéalistes subjectifs, l’existence même des autres fait problème. Si tout ce que je pense n’existe que dans ma pensée, rien n’existe en dehors de moi et les autres non plus. Cette position de « moi seul j’existe » a reçu un nom : le solipsisme. Mais ce n’est qu’un nom. Cette conclusion logique est tellement choquante (surtout pour les autres !) qu’aucun philosophe connu n’a osé aller jusque là. Ayer, par exemple, fait à la fin de son chapitre 7 (Language, truth and logic ou Langage, vérité et logique) toutes sortes de contorsions logiques (ou plutôt illogiques) pour accepter quand même, dans son système idéaliste subjectif, l’existence d’autres et ne pas tomber sous le coup de l’accusation de solipsisme.
Cela fait surgir une nouvelle incohérence : s’il y des autres, mais aucun monde autre que subjectif, comment pouvons-nous vivre ensemble, comment se fait-il que nous voyons ce monde, en gros, de la même manière ? (Berkeley n’a pas ce problème avec les autres. Ils sont comme lui enfants de Dieu et partagent une partie de Ses idées. Il n’est donc pas étonnant qu’il s’entendent par exemple sur le fait que le Soleil se lève le matin et se couche le soir, bien que le Soleil n’existe qu’en pensée, parce qu’il existe de manière stable dans la pensée de Dieu. Il y a ainsi du moins des pensées communes.)
Même si rares sont les philosophes qui ont le culot d’affirmer que le monde n’existe pas (sans parler des autres), cet idéalisme subjectif est toujours vivant sous des formes édulcorées : d’une part, tout le courant de la philosophie continentale des 19e et 20e siècles axée sur le sujet, centrée sur le « moi » : phénoménologie, existentialisme ; d’autre part le courant agnostique.

Agnosticisme, positivisme, empirisme

La base de cette philosophie qui fut élaborée après Berkeley, c’est qu’il est inutile de chercher à connaître la nature réelle des choses et que nous ne connaîtrons jamais que les apparences.
C’est pourquoi on appelle cette philosophie l’agnosticisme (du grec a, négation, et gnosticos, capable de connaître ; donc « incapable de connaître »).
D’après les agnostiques, on ne peut pas savoir si le monde est, au fond, esprit ou nature. Il nous est possible de connaître l’apparence des choses, mais nous ne pouvons pas en connaître la réalité.
Reprenons l’exemple du soleil. Nous avons vu qu’il n’est pas, comme le pensaient les premiers hommes, un disque plat et rouge. Ce disque n’était donc qu’une illusion, une apparence (l’apparence, c’est l’idée superficielle que nous avons des choses ; ce n’est pas leur réalité).
C’est pourquoi, considérant que les idéalistes et les matérialistes se disputent pour savoir si les choses sont matière ou esprit, si ces choses existent ou non en dehors de notre pensée, s’il nous est possible ou non de les connaître, les agnostiques disent que l’on peut bien connaître l’apparence, mais jamais la réalité.
Nos sens, disent-ils, nous permettent de voir et de sentir les choses, d’en connaître les aspects extérieurs, les apparences ; ces apparences existent donc pour nous ; elles constituent ce qu’on appelle, en langage philosophique, la « chose pour nous ». Mais nous ne pouvons pas connaître la chose indépendante de nous, avec sa réalité qui lui est propre, ce qu’on appelle la « chose en soi ». (Politzer, Principes élémentaires, 1re partie, chapitre 5, II.)
Hume (1711-1776), Kant (1724-1804), positions sceptiques, agnostiques. La philosophie de Berkeley a l’air tellement absurde, l’affirmation que le monde n’existe pas est tellement contraire au sens commun qu’on pourrait trouver qu’il ne vaut même pas la peine de s’y arrêter. Mais en fait cette conception est extrêmement vivante aujourd’hui déguisée sous la forme sceptique, agnostique de l’empirisme. On reviendra sur l’empirisme à la 2e leçon.

Animisme

On est passé très vite à l’intellectualisation de l’idéalisme que représente notre tableau en deux volets. Mais la conception du monde qui correspond au premier tableau en un volet n’a pas disparu pour autant. On pourrait appeler animisme la croyance que des objets généralement considérés comme inanimés auraient une âme et des propriétés cachées ou que des esprits seraient en action dans la nature elle-même ; qu’on peut activer ces propriétés mystérieuses ou invoquer ces esprits par des formules ou des rites magiques (en disant « abracadabra »). (Mais le mot animisme est employé dans beaucoup de sens différents, philosophiques ou religieux.)
L’animisme s’oppose à l’idéalisme transcendant (« autre monde ») du dualisme de Platon ou de Descartes et de la plupart des religions, en ce qu’il est un idéalisme immanent : ces âmes et ces esprits appartiennent à la nature. Brian Easlea dans Witch Hunting ou Science et philosophie montre l’énorme importance de cette conception à l’époque de la chasse au sorcières : si les phénomènes mystérieux sont purement naturels et peuvent être invoqués par de braves magiciens, il n’y a plus de raison de croire à l’action du diable (ou de sorcières qui auraient vendu leur âme au diable) ou aux miracles des anges ou de Dieu. Il en résulte aussi que la chasse aux sorcières est une attaque injuste et cruelle des autorités contre le peuple.
Il n’est pas facile de classer l’animisme dans notre contradiction fondamentale matérialisme/idéalisme. C’est une conception naïve de la nature, et, de ce point de vue, la conception mécaniste de Descartes, même si elle n’avait aucune valeur comme physique, est une conception plus avancée en direction de nos conceptions scientifiques modernes. Par contre, minimisant ou niant l’intervention divine, l’animisme est athée ou presque et, en ce sens, plus révolutionnaire que Descartes dont le dualisme défendait la religion et l’ordre établi.

Autres, à développer

Les religions.
Dérives idéalistes de la physique quantique (le rôle, soit-disant, de la conscience de l’observateur).

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