lundi 23 février 2015

COURS SUR L4ESPRIT ET LA MATERE (deuxième leçon)

Dominique Meeùs
dominique[chez]d-meeus[point]beDernière modification le jeudi 23 janvier 2014 à 0 h 12
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Cours de philosophie marxiste en quatre leçons (et une introduction)
Ceci est une page écrite pour le contenu. On trouve une préparation plus orientée sur le déroulement de la leçon, sur la pédagogie sur cette page.
Deuxième leçon :
Le matérialisme et la connaissance
Les matérialistes affirment d’abord qu’il y a un rapport déterminé entre l’être et la pensée, entre la matière et l’esprit. Pour eux, c’est l’être, la matière, qui est la réalité première, la chose première, et l’esprit qui est la réalité seconde, postérieure, dépendant de la matière.
Donc, pour les matérialistes, ce n’est pas l’esprit ou Dieu qui ont créé le monde et la matière, mais c’est le monde, la matière, la nature qui ont créé l’esprit :
L’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 18.)
C’est pourquoi, si nous reprenons la question que nous avons posée dans le deuxième chapitre : « D’où vient que l’homme pense ? » Les matérialistes répondent que l’homme pense parce qu’il a un cerveau et que la pensée est le produit du cerveau. Pour eux, il ne peut y avoir de pensée sans matière, sans corps.
Notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu’elles nous paraissent, ne sont que des produits d’un organe matériel, corporel, le cerveau. (Idem, p. 18.)
Par conséquent, pour les matérialistes, la matière, l’être sont quelque chose de réel, existant en dehors de notre pensée, et n’ont pas besoin de la pensée ou de l’esprit pour exister. De même, l’esprit ne pouvant exister sans matière, il n’y a pas d’âme immortelle et indépendante du corps.
Contrairement à ce que disent les idéalistes, les choses qui nous entourent existent indépendamment de nous : ce sont elles qui nous donnent nos pensées ; et nos idées ne sont que le reflet des choses dans notre cerveau.
C’est pourquoi, devant le deuxième aspect de la question des rapports de l’être et de la pensée : —
Quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde environnant et ce monde lui-même ? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ? Pouvons-nous, dans nos conceptions du monde réel, reproduire une image fidèle de la réalité ? Cette question est appelée en langage philosophique la question de l’identité de la pensée et de l’être. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 15.)
— les matérialistes affirment : oui ! Nous pouvons connaître le monde, et les idées que nous nous faisons de ce monde sont de plus en plus justes, puisque nous pouvons l’étudier à l’aide des sciences, que celles-ci nous prouvent continuellement par l’expérience que les choses qui nous entourent ont bien une réalité qui leur est propre, indépendante de nous, et que ces choses, les hommes peuvent déjà en partie les reproduire, les créer artificiellement.
Pour nous résumer, nous dirons donc que les matérialistes, devant le problème fondamental de la philosophie, affirment :
  1. Que c’est la matière qui produit l’esprit et que, scientifiquement, on n’a jamais vu d’esprit sans matière.
  2. Que la matière existe en dehors de tout esprit et qu’elle n’a pas besoin de l’esprit pour exister, ayant une existence qui lui est particulière, et que, par conséquent, contrairement à ce que disent les idéalistes, ce ne sont pas nos idées qui créent les choses, mais, au contraire, ce sont les choses qui nous donnent nos idées.
  3. Que nous sommes capables de connaître le monde, que les idées que nous nous faisons de la matière et du monde sont de plus en plus justes, puisque, à l’aide des sciences, nous pouvons préciser ce que nous connaissons déjà et découvrir ce que nous ignorons. (Politzer, Principes élémentaires, 1re partie, chapitre 3, IV.)

Le passage de l’idéalisme au matérialisme

Idéalisme ordinaire

À la leçon 1, on l’a schématisé dans un tableau en deux volets :
Le ciel, l’autre monde, le surnaturel, le spirituel, l’au-delà
Dieu, dieux, paradis (ciel ?), anges, diables, enfer, fantômes, revenants, sorcellerie, magie, pouvoirs magiques, esprits, dessein intelligentIdées de Platon, concepts (justice, beauté…), intelligible, universaux, causes finales, raison, connaissances a priori, vérités éternelles, Idée, Esprit absolu de Hegelnombres, figures géométriques
je, moi (et les autres), individu, sujet, personne, âme (survivant après la mort),
mes sensations, mes idées, mes pensées, mon esprit, mes rêves, mon imagination

« Notre » monde, le monde sublunaire, la nature, « dans ce bas monde »
Terre (avec son décor : Soleil, Lune, voûte céleste étoilée ?),
montagnes, fleuves, mers, minéraux, végétaux, animaux,
corps, hommes, société, maisons, outils, meubles

Matérialisme

À partir de ce schéma à deux mondes, le développement de la connaissance dans la pratique de la production et surtout de la connaissance scientifique vide le volet du « monde immatériel » de sa substance, le rend donc inutile, même encombrant. Ce nettoyage du volet supérieur commence avec les philosophes ioniens. Ce sont des marins et des commerçants qui veulent des réponses solides, pas des réponses magiques. Ce sont les premiers (connus) qui ont cherché dans la nature elle-même l’explication de son fonctionnement.
On trouve quelque chose de mon image de grand nettoyage, jusqu’à l’inutilité de Dieu, chez Engels :
Mais aujourd’hui, dans la conception que nous avons d’un univers en évolution, il n’y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur ; et parler d’un Être suprême exclu de tout l’univers existant implique une contradiction dans les termes […] (Socialisme utopique et socialisme scientifique, « Introduction à la première édition anglaise », Éditions sociales, Paris, 1977, p. 35.)
Dans un autre passage, il n’attribue pas tant la mise à l’écart de Dieu aux matérialistes qu’aux chrétiens !
(*) « Sire, je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » (Réponse de Laplace à Napoléon qui lui demandait pourquoi il n’avait pas mentionné Dieu dans sa mécanique céleste.)
Dieu n’est nulle part plus maltraité que par les savants qui croient en lui. Les matérialistes expliquent simplement l’état des choses sans recourir à ce genre de phraséologie ; ils ne le font que lorsque des croyants importuns veulent leur imposer Dieu, et alors ils répondent brièvement, soit comme Laplace : « Sire, je n’avais, etc. (*) », soit plus vertement, à la manière des commerçants hollandais qui habituellement mettent à la porte les commis voyageurs allemands essayant de leur imposer leur camelote, (**) Je ne peux rien faire avec ça. (En néerlandais dans le texte.)avec ces mots : « ik kan die zaken niet gebruiken (**) » et l’affaire est liquidée. Mais qu’est-ce que Dieu n’a pas dû supporter de la part de ses défenseurs ! Dans l’histoire des sciences modernes de la nature, Dieu est traité par eux comme Frédéric-Guillaume III par ses généraux et ses fonctionnaires dans la campagne d’Iéna. Un corps d’armée dépose les armes après l’autre, une forteresse capitule après l’autre devant l’assaut de la science, jusqu’à ce qu’elle ait finalement conquis tout le domaine infini de la nature et qu’il ne reste plus place en elle pour le créateur. Newton lui laissait encore « l’impulsion première », mais ne souffrait aucune autre intrusion dans son système solaire. Le père Secchi lui rend certes tous les honneurs canoniques, mais ne l’en éconduit pas moins de façon catégorique de son système solaire, et ne lui permet plus guère un acte de création qu’en ce qui concerne la nébuleuse primitive. (« Fragment retranché du Feuerbach », p. 200.)
Le ciel, l’autre monde, le surnaturel, le spirituel, l’au-delà
Dieu, dieux, paradis (ciel ?), anges, diables, enfer, fantômes, revenants, sorcellerie, magie, pouvoirs magiques, esprits, dessein intelligentIdées de Platon, concepts (justice, beauté…), intelligible, universaux, causes finales, raison, connaissances a priori, vérités éternelles, Idée, Esprit absolu de Hegelnombres, figures géométriques
je, moi (et les autres), individu, sujet, personne, âme (survivant après la mort),
mes sensations, mes idées, mes pensées, mon esprit, mes rêves, mon imagination

La nature, le monde matériel
Big Bang, énergie, particules élémentaires,
galaxies, étoiles, planètes,
carbone, acides aminés, protéines, ARN, ADN, cellules vivantes,
végétaux, animaux, système nerveux, hommes,
cerveaux, amour, idées, société, langage, concepts, culture,
travail, produits, classes sociales, État, lois, idéologie, politique,
science, philosophie
Nous pouvons voir et toucher des choses matérielles.(*) Lire à ce sujet Le roman du Big Bang de Simon Singh, 2005,édition de poche dans la collection Pluriel chez Hachette en 2007. Pour expliquer le Big Bang, il explique aussi, très bien, la physique actuelle.La nature, le monde, l’univers est constitué de matière, c’est-à-dire ce dont les physiciens s’efforcent de rendre compte en parlant d’énergie, d’atomes, de protons, neutrons et électrons, de particules élémentaires (*). (Les physiciens unifient tout ça en parlant de champs.) On ne peut concevoir ou considérer les particules élémentaires en dehors de leur interaction. Le monde est fait (sous réserve de considérations ultérieures sur l’écart entre le monde et nos théories) de particules en interaction. Le monde est donc aussi fait d’organisations de particules comme les objets célestes, ou les tables et les chaises, ce que nous appelons des choses. (Organisation, c’est l’action d’organiser mais ça se dit aussi du résultat : dans la société, on dit une organisation pour une institution.) Avant cela, il y a les atomes (des différents corps simples) et les molécules de ces corps et de leurs combinaisons. Certains corps comme le carbone donnent lieu, dans certaines conditions de température et de pression, à des combinaisons stables très complexes (c’est le domaine de la chimie dite organique). (**) Lire à ce sujet, au minimum, Les leçons de la vie de Christian de Duve (discours à l’Académie de médecine) et son interview dansSolidaire. Si vous aimez lire et si vous avez une certaine curiosité scientifique lisez de lui, Poussière de vie, Fayard, Paris, 1996 et À l’écoute du vivant, Odile Jacob, Paris, 2002 (il y a eu une édition de poche en 2005, même éditeur).Des combinaisons de telles combinaisons, des combinaisons de molécules organiques, donnent des organismes capables de se reproduire, d’abord des cellules, ensuite des organismes multicellulaires. C’est la vie (**). Les organismes vivants interagissent avec le milieu. Certains développent des cellules spécialisées pour ce travail, ce sont les cellules nerveuses qui, reliées l’une à l’autre, véhiculent d’un organe à l’autre les signaux reçus du monde extérieur et les réactions de l’organisme. Dans certains organismes, les circuits nerveux convergent vers un amas central de cellules nerveuses, le cerveau, où les signaux sont transformés, enregistrés, associés, redistribués. De tels organismes ne se contentent pas de réagir au contact du monde, ils construisent des représentations des parties du monde avec lesquelles ils sont en contact. Il y a en cette matière de grandes différences entre les espèces.(***) Sur l’homme, il faut lire La fabrique de l’homme de Jean-Paul Lévy chez Odile Jacob, 1997. Pour arriver à l’homme (et à son cerveau), il explique d’abord, très bien, la biologie et l’évolution en général. Donc avec ce livre, vous avez beaucoup plus que l’homme.Le lapin et le chat sont deux mammifères grosso modo du même gabarit, mais le chat est infiniment plus intelligent que le lapin. (Ça se lit d’ailleurs sur son visage.) Une espèce animale particulière, l’espèce humaine (***), a porté à un niveau très élevé cette capacité de représentation du monde et de réponse appropriée, sans aucune comparaison avec les autres animaux. C’est au point que que ces êtres humains ont une certaine conscience d’une partie du travail de leur cerveau sur eux-mêmes et sur leur relation avec les autres et avec le monde : il peuvent dire « je » ou « moi ». On les appelle des « personnes ».
Ces personnes pensent et communiquent entre elles par le langage. Les hommes ont acquis avec le langage un moyen de mettre leurs idées en commun pour coordonner leur action (comme la chasse) devant des nécessités communes (se nourrir). Le langage, la possibilité de mettre des idées en commun et de les accumuler (surtout avec l’écriture) ont fait de l’homme un animal encore plus social que les autres. Les hommes s’organisent en société, se donnent des règles (où se les voient imposer par certains). Tout ce bagage d’idées et ces relations et organisations sociales font ainsi toujours partie du monde de la nature.
Bref, les quarks, neutrinos ou autres particules dont parlent les physiciens (les physiciens préfèrent parler plus généralement de champs), ces choses ne pensent pas, mais nous sommes arrivés, sans sortir du cadre de cette description de la matière, à des êtres pensants. Il serait imprudent de dire que la matière pense (en dehors des cerveaux et, dans une certaine mesure, des ordinateurs la matière ne pense absolument pas), mais les êtres pensants ne sont que de la matière. Ce sont des organisations matérielles pensantes. Il y a donc bien un seul univers, le monde matériel, et rien d’autre à côté. (Même si la pensée et le social ont une certaine spécificité et méritent un autre traitement que la physique. On va en parler plus loin.)

Arguments matérialistes sur l’esprit

Que le monde de la physique et de la chimie n’est que matière fait peu problème. Que la vie naisse de la matière du seul fait des lois de la physique et de la chimie, sans intervention d’une « force vitale » spécifique, c’est moins évident. On est d’ailleurs encore assez loin de pouvoir l’expliquer complètement (et encore plus loin de le produire expérimentalement), mais on connaît de plus en plus de choses sur cette question. L’évolution des espèces est généralement considérée comme un fait indiscutable et on admet aussi une explication de type darwinien (encore que le fait et l’explication soient contestés dans certains milieux). Que l’esprit, la pensée se réduise à un aspect du fonctionnement du cerveau, ça mérite quelques arguments.

La dépendance visible du cerveau

Cet argument développe celui du Politzer qu’on a cité à la leçon 1 : « on ne constate jamais […] l’existence d’esprit sans corps » (Politzer, Principes élémentaires, 1re partie, chapitre 1, VI.) On observe que l’intelligence, la pensée d’un enfant se développe avec l’âge, avec le développement du corps et de son cerveau. Si la pensée était liée à une âme reçue d’ « ailleurs » et pas au cerveau, il faudrait admettre que cette âme se limite elle-même dans ses capacités pour simuler l’enfance.
On observe que diverses lésions du cerveau affectent la pensée ce qui ne devrait pas être le cas si la pensée dépendait d’une âme. (Ce sont les difficultés classiques du dualisme cartésien.) En particulier, on ne pense apparemment plus quand on est mort.
On pourrait penser que les considérations morales et l’humeur sont des aspects de la personne les plus éloignés de la biologie, qui ne sont tout au plus accessibles qu’à la psychothérapie. Pourtant certains médicaments améliorent cette affection de l’humeur qu’est la dépression. On sait que ces médicaments sont ou bien des neurotransmetteurs, ou bien des molécules qui servent à réguler la quantité (ou le nettoyage) de ces neurotransmetteurs au niveau des synapses, les connexions entre les neurones dans le cerveau.

L’argument évolutionniste

Il y a une continuité évolutive de la bactérie à l’homme. Si la pensée était liée à une âme reçue d’ « ailleurs » et pas au cerveau, qui a reçu cette âme le premier ? Il faudrait supposer un premier homme ou femme qui ait reçu une âme que ses parents, préhominiens, n’avaient pas.

L’émergentisme est un idéalisme

À l’argument précédent, certains diront, sans répondre formellement à l’objection du premier homme, que la complexité plus grande du cerveau fait « émerger » à un certain stade un esprit qui n’est plus réductible à la seule biologie. Je trouve que l’émergence ne peut être que triviale ou idéaliste. Un moteur de voiture a des pistons et des soupapes et fait des choses que les quarks et les gluons n’ont pas et ne font pas. Pourtant tout le monde admet qu’on peut expliquer le moteur avec de la physique et de la chimie et personne n’éprouve le besoin de parler d’émergence. La situation n’est pas différente quand il s’agit de la constitution du cerveau et de ce qu’il fait. Alors, ou bien on parle d’émergence pour ne rien dire, ou bien on a autre chose en tête qui est idéaliste.

Les déterminations du matérialisme

  1. Le monde est matériel. C’est ce que nous appelons « la nature ». À la base, il y a ce que les physiciens étudient, qu’on peut appeler « matière ».
  2. Le monde est réel, objectif. Il existe en dehors de notre pensée. Il existait déjà avant nous. Au contraire, nous appartenons au monde et notre pensée aussi.
  3. Comme nous appartenons au monde avec notre pensée, il n’y a pas de barrière entre ce monde et la pensée ; nous pouvons connaître le monde.
  4. Il n’y a rien d’autre en dehors de ce monde. En particulier :
    • Le monde n’est pas soumis à des influences extérieures (divines, spirituelles, magiques) d’un « autre monde » ou d’un « dessein intelligent ». (Engels dit : « sans adjonction étrangère ».) Les raisons du devenir du monde se trouvent en lui-même.
    • Il n’a pas été créé, ni par un dieu ni par un « dessein intelligent ».
Il est vrai que la conception matérialiste de la nature ne signifie rien d’autre qu’une simple intelligence de la nature telle qu’elle se présente, sans adjonction étrangère […]. (Engels, Dialectique de la nature, « Fragment retranché du Feuerbach », p. 198.)
Les quatre déterminations ci-dessus me semblent indispensables mais on pourrait sans doute en trouver d’autres équivalentes, ou bien les formuler autrement. Dans le débat contre les empiriocriticistes, Lénine insiste sur le réalisme (ii). Mais Platon aussi est réaliste, ainsi que toute la philosophie chrétienne (Berkeley est atypique). Il faut donc ajouter la matérialité (i). (Engels : « L’unité réelle du monde consiste en sa matérialité », au chapitre 4 de l’Anti-Dühringp. 75. Il insiste aussi sur la matérialité dans des travaux préliminaires à l’Anti-Dühringp. 387.) Certains admettent la matérialité et la réalité, mais maintiennent à côté du monde un dieu, ne fut-ce que réduit au rôle de créateur. Il faut donc aussi fermer cette porte (iv). (Engels en parle dans la même citation des travaux préliminaires.)
Réel, réaliste, réalisme viennent du latin res qui veut dire chose. Mais certains, comme Platon, admettent des choses immatérielles. On dit de Platon qu’il est réaliste quand il parle des Idées. De même, dans la querelle des universaux, les réalistes s’opposent aux nominalistes. Le réalisme n’est donc absolument pas synonyme de matérialisme. Il englobe idéalisme objectif et matérialisme. Pour certains philosophes, le réalisme, c’est seulement l’idéalisme objectif, la réification de « choses » immatérielles. Par la suite, avec l’apparition de l’idéalisme subjectif, on a parfois opposé, pour faire court, réalisme et idéalisme, mais réalisme s’oppose seulement à idéalisme subjectif et c’est matérialisme qui s’oppose à idéalisme en général.
  idéalisme
réalismematérialismeidéalisme
objectif
  idéalisme
subjectif
Il y a en philosophie un courant actuel très vivant qui se réclame du réalisme, tandis que pratiquement personne ne parle de matérialisme. Ce mot est apparemment dévalué. Le résultat est la plus grande confusion. Certains réalistes sont en fait matérialistes, ou voudraient l’être, sans le savoir, tandis que beaucoup d’autres sont peu ou prou platoniciens. Certains antiréalistes sont des idéalistes subjectifs, tandis que d’autres ont une défiance plutôt matérialiste contre le platonisme de certains réalistes. Les moyens de logique formelle mis en œuvre dans la discussion sont parfois d’une extraordinaire sophistication mais le niveau philosophique est au fond le plus généralement simpliste et naïf.
Le résumé par Engels du matérialisme de l’Essence du christianisme de Feuerbach :
La nature existe indépendamment de toute philosophie ; elle est la base sur laquelle nous autres hommes, nous-mêmes produits de la nature, avons grandi ; en dehors de la nature et des hommes, il n’y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagination religieuse se sont que le reflet fantastique de notre être propre. (Engels, Feuerbach.)

Le monde des représentations

[À élaborer.] La sensation comme reflet et ses limites. Élaboration, représentation, conceptualisation, langage de seuls universaux (les noms propres sont une exception négligeable).
Le langage est une création commune qui sert d’abord à communiquer aux autres nos sentiments, nos intuitions, notre volonté, des informations. En retour, ce langage nous permet de développer notre capacité de penser, de mettre de l’ordre dans nos pensées. Avec le langage, nous organisons notre pensée en concepts (il n’y a pas de pensée en dehors du langage) et nous nous la communiquons. Nous pouvons mémoriser des discours et nous avons développé en plus le moyen de les coucher par écrit. De ce fait, il y a des idées communes, un bagage culturel, qui a une nécessaire autonomie par rapport aux cerveaux individuels. Une culture, une idéologie, une religion, une science, une légende, une rumeur… sont le fruit de nombreux cerveaux et sont portées par de nombreux cerveaux différents. On ne peut donc les considérer qu’en faisant abstraction de ces cerveaux et on n’imaginerait pas de les expliquer en termes de processus et d’états physico-chimiques de ces cerveaux. Exemple du roman, produit du cerveau (matériel) d’un auteur fixé avec une encre matérielle sur un papier matériel mais qui prend une existence autonome par rapport au support (plusieurs exemplaires, rééditions, digitalisation disponible sur Internet, version lue et enregistrée pour aveugles). Il est légitime de commenter ce roman autrement qu’en termes de taches noires sur papier blanc. De même pour les idées, représentations, idéologies, théories, organisations politiques et sociales. Cependant tout ça appartient quand même à la nature ou du moins en procède et y agit. Une société de fourmis appartient à la nature et le fonctionnement de cette société lui appartient aussi. Il en est de même des sociétés des hommes, de leurs institutions, de leurs rapports sociaux. Les idées sont dans le monde. Il y a donc bien un seul univers et rien d’autre, même si la pensée et le social ont une certaine spécificité et méritent un autre traitement que le physique.
Contrairement aux idéalistes subjectifs, nous ne pensons pas que le monde est dans notre pensée, mais que nous pouvons saisir par la pensée des représentations du monde.
Au monde des représentations on doit donc accorder méthodologiquement une autonomie relative. [À élaborer.]
Je tente un tableau du monde avec le monde des représentations. Ce serait le tableau complet de mon matérialisme.
Big Bang,
énergie,
champs,
particules élémentaires,
galaxies,
étoiles,
éléments lourds,
encore de nouvelles étoiles,
planètes
carbone,
acides aminés,
protéines,
ARN, ADN,
cellules vivantes
langage, mots, concepts, le chien, le cheval, la caballéité, les licornes, idéologies, le racisme, théories, sciences, lois de la physique, la physique quantique, cultures, lois, conceptions politiques, Le manifeste, art, Sodade
végétaux,
animaux,
système nerveux
idées de Claraidées de Pierreidées d’Évaidées de Paulidées d’Anna
états du cerveau de Claraétats du cerveau de Pierreétats du cerveau d’Évaétats du cerveau de Paulétats du cerveau d’Anna
Clara, sa pratique et son cerveauPierre, sa pratique et son cerveauÉva, sa pratique et son cerveauPaul, sa pratique et son cerveauAnna, sa pratique et son cerveau
sociétés humaines,
histoire,
travail,
produits,
État
Quand on veut parler de tout le monde et de personne en particulier, on dit Pierre ou Paul. (Mais deux, c’est peu pour les milliards que nous sommes, et c’est très masculin. J’ai donc entouré Pierre et Paul de femmes dont j’ai choisi les prénoms tout à fait au hasard.) J’ai voulu rester dans des moyens d’édition simples. Les idées sont donc dans une cellule de tableau dont le bord est fait de tirets, mais voyez ces rectangles comme desbulles de bandes dessinées, des phylactères.
Ces hommes et ces femmes sont matériels et il en est de même de leur cerveau et des états de leur cerveau. Leurs idées sont écrites dans ces états, elles ne sont pas autre chose, mais nous devons, faute de mieux, en considérer la signification sans connaître l’état du cerveau correspondant (bien que la science avance à grand pas sur le fonctionnement du cerveau aussi).
Mais les hommes et les femmes mettent leurs idées en commun par la parole. Aux phylactères individuels, il faut donc ajouter le grand phylactère social. En fin de compte, l’ « autre monde » des religieux et de Platon a été rapatrié comme monde des phylactères, abstraction, à l’intérieur de notre monde matériel, des états des divers cerveaux, lesquels sont socialement liés. (Les idées individuelles des gens sont massivement influencées par les relations sociales. Dans le tableau, le grand phylactère social n’est pas seulement l’abstraction des idées communes de Clara, Pierre, Éva, Paul et Anna. Il a aussi une action sur les idées de Clara, Pierre, Éva, Paul et Anna.)
Les idées, les représentations sont liées au monde de trois manières (au moins) :
  1. Ce sont les produits d’un cerveau matériel
  2. La matière première de ce travail de production d’idées, c’est le monde : nos perceptions (« reflet »), l’expérience tirée de notre pratique, les relations sociales. Même si très souvent la matière première, c’est des idées des autres, c’est quand même en dernière analyse réductible aux sensations et à la pratique de ces autres. (Comme le travail productif transforme ou bien une ressource naturelle, ou bien quelque chose qu’on peut faire remonter à travers le travail passé jusqu’à une ressource naturelle.)
  3. L’utilité de notre travail intellectuel (et sa valeur adaptative darwinienne), parfois le but conscient, c’est, en gros, une pratique ultérieure dans le monde.
Pour moi, ce monde des phylactères est dans le seul monde, le monde matériel, mais il a une spécificité et une autonomie relative. De plus il comporte lui-même deux niveaux dans la mesure ou les acquis communs s’autonomisent par rapport aux personnes. Une partie vit dans les cerveaux, une partie, inscrite sur des supports matériels, pourrait survivre à l’extinction de l’humanité et être redécouverte par des archéologues d’une autre espèce intelligente quelque part dans l’univers.
[À élaborer.] Il faudrait étudier les rapports et les différences entre ces deux niveaux de mon monde des phylactères et les « monde 2 » et « monde 3 » de Popper. Je crois comprendre que Popper est assez réaliste à l’égard de ces deux autres mondes, surtout du « monde 3 », donc idéaliste : il les situe en dehors du « monde 1 ». Il diffère de Platon en ce que son « monde 3 » est produit par les hommes. Je me distingue de Popper en ce que mon monde des phylactères n’est pas un monde à part ni un monde autonome. C’est une abstraction légitime que nous faisons des états de cerveaux matériels et à laquelle nous reconnaissons légitimement une autonomie relative.
[À élaborer.] Théorie, le modèle de la pièce de théâtre. Déjà les phrases contiennent des mots, pas des objets du monde. A fortiori les théories portent sur leurs objets internes, pas sur des objets du monde. Le référent (direct) d’un terme d’une théorie est un objet de la théorie. On peut espérer que, dans les bons cas, il réfère aussi, indirectement, à des objets du monde.
[À élaborer.] Comparer cette relation et cette autonomie relative monde/représentations à la relation (et à l’autonomie relative) base/superstructure.

Empirisme

Empirisme : le fondement et la première source de la connaissance se trouvent dans les faits observés, donc l’expérience sensible (http://fr.wikipedia.org/wiki/Empirisme). Noter que l’on dit « expérience sensible », pas « monde extérieur ». Tentation agnostique : occupons-nous des faits et pas des « élucubrations » philosophiques. Pour l’empiriste, seuls comptent les phénomènes (les états où les évènements dans notre expérience sensible) et la science a pour vocation de nous permettre de retrouver ou de prédire les relations entre ces phénomènes (lois). Dans telle ou telle condition, on obtient toujours tel ou tel phénomène, on mesure tel ou tel résultat. Il n’y a pas à chercher une explication plus « profonde ». Weinberg (Dreams of a Final Theory, p. 141-142) donne un bon exemple de la différence entre le travail d’un savant qui a une conception matérialiste ordinaire (Thomson), même spontanée ou inconsciente, et le travail de l’empiriste, dans l’exemple de la découverte de l’électron. Un empiriste (Kaufmann) ne peut pas découvrir une chose nouvelle et invisible comme l’électron, sa « religion » lui permet seulement de découvrir des mesures. Il peut mettre sur pied un certain dispositif et en mesurer des effets avec précision, il ne lui est pas permis de dire que cela semble indiquer un bombardement par des corpuscules inconnus qui auraient une masse et une charge électrique.
Les empiristes ne disent pas que le monde n’existe pas. Ils disent que seulement que c’est une mauvaise question, sur laquelle nous n’avons rien à dire. L’exemple de l’électron montre que c’est une sorte de refus du monde. « Nous ne nous occupons que des phénomènes et nous ne voulons pas savoir ce qu’il y a “derrière” ». Ce point de vue reste très répandu sous couvert de prudence scientifique. Si on étudie l’économie marxiste, on voit que Marx a fait avancer l’économie classique parce qu’il a cherché ce qu’il y avait « derrière » les apparences. (Voir l’exemple de la valeur développé dans la leçon 3.)
Variante réaliste : réification des entités théoriques, y compris de celles qui pourraient n’avoir pas de référent.
L’empirisme est né en réaction au rationalisme qui prétend que l’on peut arriver à des connaissances par la seule raison. Dans une acception plus moderne, le rationalisme admet que la raison s’exerce sur des données de l’expérience. Les empiristes modernes n’oseraient pas contester l’importance des théories. Il y a de nombreuses variantes de l’empirisme.

La science selon Paul Hoyningen-Huene

(Paul Hoyningen-Huene (Université de Hanovre, Allemagne), « On the nature of science », conférence à la Société belge de logique et de philosophie des sciences le 16 octobre 2004.)
La science est une connaissance du même type que le sens commun que nous tirons de notre pratique, seulement plus systématique. Dans la vie, nous avons des buts comme manger, nous protéger (habitation, vêtements), produire et dans cette pratique nous acquérons des connaissances. Dans la science, la connaissance est le but en soi poursuivi avec méthode. Cette systématicité se retrouve à des degrés divers selon les sciences dans sept dimensions : description, explication, prédiction, justification, complétude, recherche, structuration de l’exposition.
Je trouve intéressant ce point de vue sans a priori. C’est autrement plus ouvert que les œillères de Popper (« la science c’est la possibilité de réfutation »). C’est au fond définir la science par la pratique scientifique sans tomber dans des vues sociologiques ou relativistes. L’originalité est de ne pas fixer les déterminations de la science, mais de proposer un bouquet de déterminations dont les différentes sciences satisfont une partie ce qui permet de les subsumer sous le concept de science en préservant leur spécificité. Une définition à géométrie variable est une manière originale de philosopher (qu’on pourrait peut-être rapprocher du « second » Wittgenstein).
Le défaut est de se limiter à la manière, à la méthode. Il faudrait ajouter l’objectif de la science qui est de chercher dans le monde (matériel) des explications à son fonctionnement. Si on ne définit pas la science aussi par cet objectif, mais seulement par la systématicité, on ouvre la porte à tous les idéalismes. Pour Hoyningen-Huene, d’ailleurs, la théologie est une science (je dis bien théologie, pas histoire des religions). Bref, ce qui manque à cette présentation de la science du professeur Hoyningen-Huene, c’est un point de départ clairement matérialiste.
Corrigée en ce sens, cette conception de la science est la meilleure que je connaisse : chercher dans le monde, de manière systématique (donc si possible théorique aussi), des explications à son fonctionnement.

La connaissance

Le monde n’est pas dans notre pensée, il y est extérieur. Dans notre pensée, nous pouvons nous faire des représentations du monde. Cependant, parce que nous appartenons à ce monde, que nous pouvons y tester nos idées en pratique, nous pouvons arriver à le connaître. Notre connaissance n’est pas achevée, mais il n’y a pas d’obstacle de principe, absolu à la connaissance.

Mao sur la connaissance

Voir De la pratique dans ma page des classiques du marxisme.

Se comporter en matérialiste dans la pratique

  • Premier aspect de la question.
    Nous avons vu qu’il n’y a pas de troisième philosophie et que, si l’on n’est pas conséquent dans l’application du matérialisme, ou bien on est idéaliste, ou bien on obtient un mélange d’idéalisme et de matérialisme.
    Le savant bourgeois, dans ses études et dans ses expériences, est toujours matérialiste. Cela est normal, car, pour faire avancer la science, il faut travailler sur la matière et, si le savant pensait vraiment que la matière n’existe que dans son esprit, il trouverait inutile de faire des expériences.
    Il y a donc plusieurs variétés de savants :
    1. Les savants qui sont des matérialistes conscients et conséquents. (Voir P. Langevin : La Pensée et l’action, Éditeurs français réunis, Paris.)
    2. Les savants qui sont matérialistes sans le savoir : c’est-à-dire presque tous, car il est impossible de faire de la science sans poser l’existence de la matière. Mais, parmi ces derniers, il faut distinguer :
      1. Ceux qui commencent à suivre le matérialisme, mais qui s’arrêtent, car ils n’osent pas se dire tels : ce sont les agnostiques, ceux qu’Engels appelle les « matérialistes honteux ».
      2. Ensuite les savants, matérialistes sans le savoir et inconséquents. Ils sont matérialistes au laboratoire, puis, sortis de leur travail, ils sont idéalistes, croyants, religieux.
    En fait, ces derniers n’ont pas su ou pas voulu mettre de l’ordre dans leurs idées. Ils sont en perpétuelle contradiction avec eux-mêmes. Ils séparent leurs travaux, forcément matérialistes, de leurs conceptions philosophiques. Ce sont des « savants », et pourtant, s’ils ne nient pas expressément l’existence de la matière, ils pensent, ce qui est peu scientifique, qu’il est inutile de connaître la nature réelle des choses. Ce sont des « savants » et pourtant ils croient sans aucune preuve à des choses impossibles. (Voir le cas de Pasteur, de Branly et d’autres qui étaient croyants, tandis que le savant, s’il est conséquent, doit abandonner sa croyance religieuse.) Science et croyance s’opposent absolument.
  • Deuxième aspect de la question.
    Le matérialisme et l’action : S’il est vrai que le véritable matérialiste est celui qui applique la formule qui est à la base de cette philosophie partout et dans tous les cas, il doit faire attention à bien l’appliquer.
    Comme nous venons de le voir, il faut être conséquent, et, pour être un matérialiste conséquent, il faut transposer le matérialisme dans l’action.
    Être matérialiste en pratique, c’est agir conformément à la philosophie en prenant pour facteur premier et le plus important la réalité, et, pour facteur second, la pensée. (Politzer, Principes élémentaires, 2e partie, chapitre 2, III.)

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