lundi 23 février 2015

COURS SUR L'ESPRIT ET LA MATIERE(troisieme leçon)

Dominique Meeùs
dominique[chez]d-meeus[point]beDernière modification le dimanche 18 janvier 2015 à 14 h 17
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Cours de philosophie marxiste en quatre leçons (et une introduction)
Ceci est une page écrite pour le contenu. On trouve une préparation plus orientée sur le déroulement de la leçon, sur la pédagogie sur cette page.
Troisième leçon :
La dialectique

Un monde en évolution

Nous avons mis en avant le caractère matériel du monde. Nous existons dans ce monde et nous pouvons l’étudier parce qu’il s’y trouve une certaine stabilité et une certaine régularité. D’un monde où il pourrait se passer n’importe quoi, n’importe quand n’importe comment, il n’y aurait pas grand chose à dire et personne ne serait là pour le penser ou le dire. Les philosophes et les scientifiques ont longtemps mis l’accent sur cette stabilité, au point de considérer souvent les choses comme immuables : la terre, le soleil, les étoiles, les espèces animales et végétales… Ce point de vue philosophique a été qualifié par Hegel et par certains marxistes de métaphysique (développé plus bas). Le matérialisme né à ce stade peut être qualifié de matérialisme mécaniste.
On admettait cependant que les fleuves coulaient. Certains philosophes ont insité sur le caractère insaisissable du monde, comme Héraclite dont Simplicius a résumé la pensée dans l’expression « Πάντα ῥεῖ καὶ οὐδὲν μένει » (panta rhei kai ouden menei : tout coule mais rien ne reste). On ne pouvait pas ne pas voir que les gens avaient des enfants, mourraient. On se racontait des histoires de temps passés. Les géologues sont arrivés à la conclusion que la terre avait une histoire : elle n’avait pas toujours été la même et avait connu de grands bouleversements, s’étalant sur une très longue période. Les fossiles semblaient indiquer que les espèces n’étaient pas immuables ; il y avait des espèces disparues. Géologues et naturalistes en sont arrivés à envisager qu’il y avait évolution des espèces. Les observations de Darwin ont renforcé cette hypothèse au points qu’elle est considérée comme un fait. De plus Darwin a proposé un mécanisme d’évolution, la sélection naturelle, qui reste à la base des conceptions scientifiques actuelles.
Bien qu’antérieur à Darwin, Hegel avait introduit en philosophie la dimension historique, un monde en évolution, selon une dynamique propre à l’Idée absolue et qualifiée de dialectique. Héritiers de Hegel et contemporains de Darwin, Marx et Engels ont adopté un point de vue à la fois matérialiste (opposé à l’idéalisme de Hegel) et dialectique (ajoutant au matérialisme antérieur la dimension de l’histoire, du changement). Marx a étudié les relations complexes dans la société et expliqué comment et pourquoi elle change. Par la suite, Georges Lemaître a tiré de la relativité générale d’Einstein l’idée que le Comos tout entier avait une histoire et une origine (qu’on a surnommée le Big Bang), ce qui est maintenant bien confirmé (lire Singh 2005). Contemporain de Darwin, Marx a étudié les relations complexes dans la société et expliqué comment et pourquoi elle change. L’idée que le monde a une histoire et que les choses changent est maintenant admise par tous (bien que parfois on l’oublie). Pour les scientifiques actuels c’est une évidence et ils n’éprouvent pas le besoin de caractériser leur propre démarche de dialectique.

Dialectique idéaliste et dialectique matérialiste

Dans la « Postface de la deuxième édition allemande » du Capital (livre 1, t. 1, Éditions sociales, Paris, p. 27-29), Marx donne une définition de sa méthode dialectique, en donnant la parole à un critique russe (dont il donne le journal mais pas le nom). (Les notes flottant à droite sont de moi.)
Je ne saurais mieux répondre à l’écrivain russe que par des extraits de sa propre critique, qui peuvent d’ailleurs intéresser le lecteur. […] l’auteur continue ainsi :
Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu’il étudie ; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pendant une période de temps donnée. Considérer les choses dans leur changement.Non, ce qui lui importe, par-dessus tout, c’est la loi de leur changement, de leur développement, c’est-à-dire la loi de leur passage d’une forme à l’autre, d’un ordre de liaison dans un autre. Une fois qu’il a découvert cette loi, il examine en détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie sociale… Matérialisme historique.Ainsi donc, Marx ne s’inquiète que d’une chose : démontrer par une recherche rigoureusement scientifique, la nécessité d’ordres déterminés de rapports sociaux, et, autant que possible, vérifier les faits qui lui ont servi de point de départ et de point d’appui. Pour cela il suffit qu’il démontre, en même temps que la nécessité de l’organisation actuelle, la nécessité d’une autre organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer, que l’humanité y croie ou non, qu’elle en ait ou non conscience. Citation fameuse : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être… »Il envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l’homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins… Si l’élément conscient joue un rôle aussi secondaire dans l’histoire de la civilisation, il va de soi que la critique, dont l’objet est la civilisation même, ne peut avoir pour base aucune forme de la conscience ni aucun fait de la conscience. Ce n’est pas l’idée, mais seulement le phénomène extérieur qui peut lui servir de point de départ. La critique se borne à comparer, à confronter un fait, non avec l’idée, mais avec un autre fait ; seulement elle exige que les deux faits aient été observés aussi exactement que possible, et que dans la réalité ils constituent vis-à-vis l’un de l’autre deux phases de développement différentes ; par-dessus tout elle exige que la série des phénomènes, l’ordre dans lequel ils apparaissent comme phases d’évolution successives, soient étudiés avec non moins de rigueur. Contre la fixité métaphysique.Mais, dira-t-on, les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu’elles s’appliquent au présent ou au passé. C’est précisément ce que Marx conteste ; pour lui ces lois abstraites n’existent pas… [Au contraire, chaque période historique a pour lui ses propres lois…] Dès que la vie s’est retirée d’une période de développement donnée, dès qu’elle passe d’une phase dans une autre, elle commence aussi à être régie par d’autres lois. En un mot, la vie économique présente dans son développement historique les mêmes phénomènes que l’on rencontre en d’autres branches de la biologie… Les vieux économistes se trompaient sur la nature des lois économiques, lorsqu’ils les comparaient aux lois de la physique et de la chimie… Une analyse plus approfondie des phénomènes a montré que les organismes sociaux se distinguent autant les uns des autres que les organismes animaux et végétaux… Considérer les choses dans leurs relations.Bien plus, un seul et même phénomène obéit… à des lois absolument différentes, lorsque la structure totale de ces organismes diffère, lorsque leurs organes particuliers viennent à varier, lorsque les conditions dans lesquelles ils fonctionnent viennent à changer, etc. Marx nie, par exemple, que la loi de la population soit la même en tout temps et en tout lieu. Il affirme, au contraire, que chaque époque économique a sa loi de population propre... [que ce qui se passe dans la vie économique dépend du degré de productivité des forces économiques…] Avec différents développements de la force productive, les rapports sociaux changent de même que leurs lois régulatrices... En se plaçant à ce point de vue pour examiner l’ordre économique capitaliste, Marx ne fait que formuler d’une façon rigoureusement scientifique la tâche imposée à toute étude exacte de la vie économique… Le nouveau nait de l’ancien.La valeur scientifique particulière d’une telle étude, c’est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur ; c’est cette valeur-là que possède l’ouvrage de Marx.
En définissant ce qu’il appelle ma méthode d’investigation avec tant de justesse, et en ce qui concerne l’application que j’en ai faite, tant de bienveillance, qu’est-ce donc que l’auteur a défini, si ce n’est la méthode dialectique ? […]
Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme.
J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode. […] « pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable » est unetraduction imprécise, il faudrait « pour découvrir le noyau rationnel sous l’écorce mystique ».Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable.
Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer ; qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire.
Le point de départ est donc l’étude scientifique d’un domaine, d’un processus déterminé. On y trouve le plus souvent (et surtout quand il s’agit de la société) des relations, des contradictions, du changement, une dimension historique, c’est-à-dire un aspect qu’on peut qualifier de dialectique. Aucune « loi » philosophique de Hegel ou d’un autre ne peut décider d’avance qu’il y aura relations, contradictions, évolution (et encore moins lesquelles). Ce serait une dialectique « mystique ». Si on est dialectique dans la méthode, c’est-à-dire si on est attentif à débusquer les relations, contradictions, évolution, on va trouver les relations, contradictions, évolution qu’il y a dans le cas particulier étudié. La dialectique ne s’impose pas au monde, c’est le monde qui s’impose à nous et il n’y a pas dans le monde d’autres traits dialectiques que ceux qui s’y trouvent de fait, différents dans chaque situation concrète, et que l’étude peut nous révéler.

La dialectique et la science

La philosophie peut attirer notre attention sur le caractère changeant du monde. Elle ne peut jamais dire ce qui change, quand, pourquoi, comment. C’est la science qui dit comment le monde fonctionne. La science révèle, confirme et explique ce dont les hommes ont toujours eu la connaissance pratique et intuitive : les choses changent, bougent, se transforment. Mais aux différents niveaux de l’organisation de la matière qui constitue le monde, il se passe des tas de processus tout à fait différents, qui fonctionnent différemment pour des raisons différentes. Des philosophes ont résumé cela en disant que le monde présente un caractère dialectique et que la pensée qui y est attentive est une pensée dialectique. Mais le caractère dialectique du monde ne résulte pas de l’affirmation des philosophes ni de « lois » philosophiques générales. Ce serait la conception « mystique » de la dialectique.
Le monde est comme il est. Ce sont les scientifiques et pas les philosophes qui nous disent ce que le monde présente concrètement, dans chaque processus concret, dans chaque situation concrète, comme mouvement et comme changement.Même Hegel est parti d’une certaine intuition et d’une certaine connaissance scientifique de la diversité des mouvements et des changements concrets, mais il a voulu couler ça dans un beau système. Il part du monde mais il renverse tout et prétend que les mouvements et les changements concrets dans le monde proviennent de quelques lois générales du mouvement de son Idée. Marx redresse la dialectique en revenant à l’étude scientifique de la particularité des différents aspects du monde et, en ce qui le concerne, en particulier de la société.
Citation de deux biologistes :
(0) Le matérialisme dialectique n’est pas, et n’a jamais été, une méthode systématique pour la solution de problèmes physiques particuliers. L’analyse dialectique nous donne plutôt une vue d’ensemble et une série de signaux qui nous avertissent contre des formes particulières de dogmatisme et d’étroitesse de la pensée. Il nous dit :
(1) « rappelez-vous que l’histoire peut laisser une marque importante » ;
(2) « rappelez-vous que l’être et le devenir sont des aspects duaux de la nature » ;
(3) « rappelez-vous que les conditions changent et que les conditions nécessaires à l’enclenchement de certains processus peuvent être détruites par le processus lui-même » ;
(4) « rappelez-vous de prêter attention à aux objets réels dans l’espace et le temps et de ne pas les perdre complètement dans des abstractions idéalisées » ;
(5) « rappelez-vous que des effets de contexte qualitatifs et l’interaction peuvent être perdus quand on isole les phénomènes » ;
et par-dessus tout,
(6) « rappelez-vous que toutes les autres mises en garde ne sont que des rappels et des signaux d’avertissement dont l’application aux différentes situations du monde réel est contingente ». (Richard Levins & Richard C. Lewontin, 1985, The Dialectical Biologist, Harvard University Press, Harvard)

L’attitude métaphysique et la méthode dialectique

Les marxistes distinguent deux méthodes ou modes ou formes de pensée : dialectique ou métaphysique (dans un sens particulier, voir plus bas), qui ont une origine historique. Dans son introduction (chapitre 1, Généralités, p. 52-55)) à l’Anti-Dühring, Engels caractérise la dialectique comme la prise en compte du changement et de la coexistence d’aspects opposés.
Lorsque nous soumettons à l’examen de la pensée la nature ou l’histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s’offre d’abord à nous, c’est le tableau d’un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques, où rien ne reste ce qu’il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. Nous voyons donc d’abord le tableau d’ensemble dans lequel les détails s’effacent encore plus ou moins ; nous prêtons plus d’attention au mouvement, aux passages de l’un à l’autre, aux enchaînements qu’à ce qui se meut, passe et s’enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d’envisager le monde est celle des philosophes grecs de l’antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite : Tout est et n’est pas, car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. Mais cette manière de voir, si correctement qu’elle saisisse le caractère général du tableau que présente l’ensemble des phénomènes, ne suffit pourtant pas à expliquer les détails dont ce tableau d’ensemble se compose ; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n’avons pas non plus une idée nette du tableau d’ensemble. Pour reconnaître ces détails, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers, etc. C’est au premier chef la tâche de la science de la nature et de la recherche historique, branches d’investigation qui, pour d’excellentes raisons, ne prenaient chez les Grecs de la période classique qu’une place subordonnée puisque les Grecs avaient auparavant à rassembler les matériaux. Il faut d’abord avoir réuni, jusqu’à un certain point, des données naturelles et historiques pour pouvoir passer au dépouillement critique, à la comparaison ou à la division en classes, ordres et genres. Les rudiments de la science exacte de la nature ne sont développés que par les Grecs de la période alexandrine, et plus tard, au moyen âge, par les Arabes ; encore une science effective de la nature ne se rencontre-t-elle que dans la deuxième moitié du 15e siècle, date depuis laquelle elle a progressé à une vitesse sans cesse croissante. La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées, l’étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques, telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.
Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme : il dit oui, oui, non, non ; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas ; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument ; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles : la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement ; devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement ; les arbres l’empêchent de voir la forêt. Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non ; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre ; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée. Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même ; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment ; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes de matière, de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre. À considérer les choses d’un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement ; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’action réciproque universelle, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite, et vice versa.
Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. Pour la dialectique, par contre, qui appréhende les choses et leurs reflets conceptuels essentiellement dans leur connexion, leur enchaînement, leur mouvement, leur naissance et leur fin, les processus mentionnés plus haut sont autant de vérifications du comportement qui lui est propre. La nature est le banc d’essai de la dialectique et nous devons dire à l’honneur de la science moderne de la nature qu’elle a fourni pour ce banc d’essai une riche moisson de faits qui s’accroît tous les jours, en prouvant ainsi que dans la nature les choses se passent, en dernière analyse, dialectiquement et non métaphysiquement, que la nature ne se meut pas dans l’éternelle monotonie d’un cycle sans cesse répété, mais parcourt une histoire effective. Avant tout autre, il faut citer ici Darwin, qui a porté le coup le plus puissant à la conception métaphysique de la nature en démontrant que toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus d’évolution qui s’est poursuivi pendant des millions d’années. Mais comme jusqu’ici on peut compter les savants qui ont appris à penser dialectiquement, le conflit entre les résultats découverts et le mode de pensée traditionnel explique l’énorme confusion qui règne actuellement dans la théorie des sciences de la nature et qui met au désespoir maîtres et élèves, auteurs et lecteurs.
Voir Politzer, Principes élémentaires, 4e partie, Étude de la dialectique. Voir « Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique ».

Attitude métaphysique

L’étude du monde, l’explication de son fonctionnement est l’objet des sciences dont en premier la physique. La question de l’être dépasse le domaine de la physique et certains classeraient, en ce sens, comme « métaphysique » notre position matérialiste. C’est indubitablement une question philosophique. (1) Le premier sens de « métaphysique », le sens le plus classique vise la « philosophie première », les questions les plus fondamentales de la philosophie.
En élaborant la métaphysique, les philosophes ont développé toute sorte de notions, comme chez Aristote les causes matérielle, formelle, efficiente et finale, que l’on est en droit de considérer comme dépassées parce qu’elles ne correspondent à rien dans la réalité. (2) Pour un certain nombre de philosophes modernes, surtout dans les courants de la philosophie analytique ou de l’empirisme (Wittgenstein, Rougier, Ayer et beaucoup d’autres) la métaphysique s’occupe de faux problèmes dans des termes qui ne sont pas vraiment définis, des mots qui n’ont pas de sens et c’est donc « parler pour ne rien dire ». Un peu dans la même ligne, dans le parler populaire, « métaphysique » peut aussi vouloir dire « obscur ».
(3) C’est encore autre chose que les marxistes (à la suite de Hegel) qualifient de métaphysique, dans un sens péjoratif, et qu’ils opposent à dialectique :
Hegel, enfin, appelle métaphysiques les philosophies qui étudient l’Être sans prendre en considération le Devenir, comme une réalité immuable. C’est ce dernier sens du terme qu’utilisent les marxistes. (Marie-Hélène Lavallard, La philosophie marxiste, p. 62.)
Et elle-même cite le Feuerbach d’Engels :
L’ancienne méthode de recherche et de pensée, que Hegel appelle la méthode « métaphysique » […] s’occupait de préférence de l’étude des choses considérées en tant qu’objets fixes donnés […].
C’est aussi l’attitude qui consiste à philosopher de manière non critique sur des concepts que nous avons nous-mêmes fabriqués, comme la justice. La justice n’est pas dans le monde, elle est dans notre tête. C’est une erreur de la considérer comme quelque chose qui, sur le même plan que le monde, existe en dehors de nous, de manière éternelle et qui est susceptible d’une étude définitive. Si on ne reconnaît pas que la justice (ou la démocratie, ou les droits de l’homme) est une invention humaine historiquement et culturellement déterminée, on ne peut évidemment rien en dire de sensé.
Socrate par exemple, par la bouche (par la plume) de Platon, considère qu’on ne peut pas connaître le monde « d’ici bas » parce qu’il est toujours changeant. Pour lui, il n’y a de connaissance vraie que des réalités « pures », éternelles, identiques à elles-mêmes.
Si quelqu’un se flatte d’étudier la nature (peri fuseos), c’est, tu le sais, les choses du monde où nous sommes, la façon dont elles sont venues à l’être, les actions qu’elles subissent et celles qu’elles exercent, c’est là ce qu’il passe sa vie à étudier... Ce n’est donc pas à ce qui est toujours, mais à ce qui devient, deviendra et devint qu’un tel homme parmi nous applique son labeur... Or, de ces choses on ne saurait affirmer qu’aucune puisse devenir sûre au sens de la plus exacte vérité, puisqu’aucune d’elles jamais ne fut ni ne sera ni n’est actuellement dans le même état... Sur ces choses qui n’ont aucune espèce de fermeté on ne saurait acquérir quoi que ce soit de ferme... Aussi n’y a-t-il ni intellect ni science qui possède, à leur sujet, la vérité la plus exacte.
Ailleurs se trouvent à notre avis la fermeté, la pureté, la vérité et, comme nous disons, l’intégrité, à savoir en ces réalités qui demeurent toujours dans le même état, de la même manière, sans aucun mélange, ou bien en celles qui leur sont le plus possible apparentées ; quant à toutes les autres choses, il faut les déclarer secondaires et inférieures. (Socrate dans le Philèbe de Platon, 59 a, b, c, cité par Lambros Couloubaritsis, L’avènement de la science physique, essai sur la Physique d’Aristote, Ousia, Bruxelles, 1980, p. 15.)
Aristote, élève de Platon, a critiqué le système platonicien des Idées. Il s’en est partiellement dégagé en liant plus étroitement ces Idées platoniciennes aux choses, sous le nom de forme. Pour Aristote, une chose est à la charnière des deux mondes, matériel et spirituel, la matière est brute, grossière, indifférenciée et ce qui fait la spécificité de la chose c’est sa forme. C’est différent de Platon en ce que la forme est attachée à l’objet au lieu que l’Idée de Platon plane quelque part dans le ciel, mais ce n’est pas moins idéaliste.
Si au lieu d’étudier sans préjugé les choses telles qu’elles nous sont données, ou du moins à partir du donné, dans leur devenir, on spécule sur l’idée de ce qu’elle doivent être a priori, on y met quelque chose d’éternel, sans histoire, une immuabilité qui s’oppose à la dialectique. Exemples, les a priori sur les peuples : « gai comme un italien quand il sait qu’il aura de l’amour et du vin » (Pierre Delanoë, Une femme avec toi, 1975, chantée par Nicole Croisille). « Le capitalisme est éternel », « l’homme est égoïste »… Exemple d’a priori pratique, qui mène à l’impuissance et qui peut avoir une grande importance politique : « je n’y connais rien »
Lien avec le langage. La langue n’est faite que de concepts généraux, d’universaux. Comme on suppose que les mots ont simplement pour référent un ensemble défini d’objets réels, on réifie, on chosifie les concepts. On pense que les mots et les concepts visent des choses réelles et immuables. On ignore qu’on a construit le concept à partir des choses et on veut que les choses se plient au concept (normatif).
On peut opposer l’idéalisme objectif (« réaliste ») de Platon à l’idéalisme subjectif de Berkeley et surtout de ses successeurs. J’introduis ici une autre division de l’idéalisme : métaphysique (Aristote)/dialectique (Hegel).

La méthode dialectique en réponse à l’attitude métaphysique

Dans « Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique », l’auteur présente la dialectique en opposition à la métaphysique.
MétaphysiqueDialectiqueConséquence
a) la […] métaphysique […] regarde la nature […] comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres […].[…] la dialectique regarde la nature […] comme un tout uni, cohérent, où les objets les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendent les uns des autres et se conditionnent réciproquement.C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément, en dehors des phénomènes environnants ; car n’importe quel phénomène dans n’importe quel domaine de la nature peut être converti en un non-sens si on le considère en dehors des conditions environnantes, si on le détache des ces conditions ; au contraire, n’importe quel phénomène peut être compris et justifié, si on le considère sous l’angle de sa liaison indissoluble avec les phénomènes environnants, si on le considère tel qu’il est conditionné par les phénomènes qui l’environnent.
b) […] la métaphysique […] regarde la nature […] comme un état de repos et d’immobilité, de stagnation et d’immuabilité[…][…] la dialectique regarde la nature […] comme un état de mouvement et de changement perpétuels, de renouvellement et de développement incessants, où toujours quelque chose naît et se développe, quelque chose se désagrège et disparaît.C’est pourquoi la méthode dialectique veut que les phénomènes soient considérés non seulement du point de vue de leurs relations et de leur conditionnement réciproques, mais aussi du point de vue de leur mouvement, de leur changement, de leur développement, du point de vue de leur apparition et de leur disparition.
c) […] la métaphysique […] considère le processus du développement […] comme un simple processus de croissance où les changements quantitatifs n’aboutissent pas à des changements qualitatifs […].[…] la dialectique considère le processus du développement […] comme un développement qui passe des changements quantitatifs insignifiants et latents à des changements apparents et radicaux, à des changements qualitatifs ; où les changements qualitatifs sont, non pas graduels, mais rapides, soudains, et s’opèrent par bonds, d’un état à un autre ; ces changements ne sont pas contingents, mais nécessaires ; ils sont le résultat de l’accumulation de changements quantitatifs insensibles et graduels.C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus du développement doit être compris non comme un mouvement circulaire, non comme une simple répétition du chemin parcouru, mais comme un mouvement progressif, ascendant, comme le passage de l’état qualitatif ancien à un nouvel état qualitatif, comme un développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur.
d) […] la métaphysique […].[…] la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe est le contenu interne du processus de développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs.C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus de développement de l’inférieur au supérieur ne s’effectue pas sur le plan d’une évolution harmonieuse des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, aux phénomènes, sur le plan d’une « lutte » des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions.

Dialectique, politique et la contradiction chez Mao

Importance cruciale de la dialectique en politique

On a voulu trouver des lois universelles de la dialectique, applicables à la fois à la nature, à la société et à la pensée. Cela me semble une impasse, une impossibilité de principe, mais ça ne doit pas décourager d’appliquer une méthode dialectique à l’analyse de la société et donc à l’action dans la société. En effet les problèmes politiques sont toujours extrèmement complexes. On n’a pas pour s’y orienter une science exacte comme la physique. Il y est essentiel d’éviter des classements et des jugements rigides, des points de vue unilatéraux (attitude métaphysique). Dans l’étude de la société, dans la politique, il faut appréhender tous les aspects de la question, pas un seul aspect ; il faut réaliser que la situation peut changer à tout moment, qu’on doit adapter son approche.

Une technique d’analyse dialectique : la contradiction chez Mao

Ce qui est complexe n’est pas nécessairement binaire, mais il est plus facile pour nous de voir deux aspects s’opposer que d’embrasser d’un seul coup d’œil une multitude d’aspects. Mais ne voir que deux aspects là ou il y en a plus que deux, c’est une simplification abusive et dangereuse. Le moyen utilisé par Mao (De la contradiction, Œuvres choisies, tome 1, p. 347-387) est de considérer alors plusieurs contradictions: une contradiction principale (opposant les deux aspects principaux) et un certain nombre de contradictions secondaires.
Cela permet une analyse très fine et très fouillée tenant compte des différents facteurs ou aspects et de leur importance relative. Mao ne distingue pas seulement des contradictions principales et secondaires, mais aussi dans chacune d’elles l’aspect principal et l’aspect secondaire.
Le jeu des différents facteurs, des forces en présence, des contradictions, font que la situation évolue. Mao rappelle qu’une contradiction secondaire peut devenir principale et la principale secondaire. Que dans chacune des contradiction l’aspect secondaire peut devenir principal et le principal secondaire.
Mao lui-même est un champion de l’application politique de la dialectique, surtout dans la tactique de front uni qui traverse toute l’histoire de la révolution en Chine et qui a assuré la victoire de la révolution. Dans la lutte de classe, il y a des ennemis mortels. La lutte contre eux est la contradiction principale, antagonique. Il y a aussi des tas de groupes qui ont des intérêts divergents mais ce sont des contradictions secondaires, non antagonique. Ils peuvent s’unir contre l’ennemi principal. Si on ne voit pas le caractère secondaire et non antagonique de ces autres contradictions, si on s’épuise dans des luttes non prioritaires et si on divise les forces plutot que de faire l’unité, on ne peut gagner dans la lutte principale. Il s’agit de mettre les contradictions secondaires, non antagoniques à leur juste place, il ne s’agit pas de les nier ou de les perdre de vue. Elles continuent à exister. Il faut garder son identité propre et son indépendance à l’intérieur du front uni. Mao a écrit vingt ans après une version plus appliquée de son essai sur la contradiction, De la juste solution des contradictions au sein du peuple, Œuvres choisies, tome 5, p. 417-474, où au lieu de contradictions principales et secondaires, ou antagoniques ou non, il distingue contradictions au sein du peuple et contradictions entre l’ennemi et nous. On pourrait commencer l’étude de la dialectique par cet article.
Il faut étudier les exemples tirés de l’histoire de la Chine et surtout appliquer la méthode de la contradiction à la Mao Zedong à des exemples plus récents et plus proches de nous.

Unité du monde, découpage, relations, abstraction

Notre cerveau n’est pas capable d’appréhender le monde dans son entièreté et dans toute sa complexité. Nous divisons la réalité en accord avec notre pratique en morceaux que nous appelons des objets. Il y en a beaucoup trop ; pour en faire quelque chose, nous devons les classer, ce que nous faisons par notre langage. Nous groupons les objets sous des appellations communes : étoile, femme, homme, rivière, machine, euro… (De ces objets, nous nommons aussi les qualités : rouge, grand, beau, chaud, amer, immoral…) Ces divisions ne sont pas dans la nature mais dans notre esprit. Elles diffèrent d’ailleurs d’une langue à l’autre. Elle ne sont pas non plus totalement arbitraires : nous nous basons sur la nature pour diviser le monde. Dans cette division, nous risquons, s’y nous n’y prenons garde, de perdre les relations.
Nous sommes responsables de nos moyens intellectuels et c’est à nous de choisir les bons. Dans la citation suivante (« De la juste solution des contradictions au sein du peuple », Œuvres choisies, tome 5, p 417‑457, voir aussi mes notes de lecture), on voit Mao adopter d’un « même » concept une définition différente dans des circonstances différentes, non par confusion, mais en l’affirmant explicitement. Le concept n’est pas préexistant dans un « autre monde » platonicien, ni éternel, c’est un outil de pensée que nous définissons nous-mêmes et que nous adaptons à des besoins changeants dans une réalité changeante.
Pour avoir une connaissance juste de ces deux types de contradictions [les contradictions entre nous et nos ennemis et les contradictions au sein du peuple], il est tout d’abord nécessaire de préciser ce qu’il faut entendre par « peuple » et par « ennemis ». La notion de « peuple » prend un sens différent selon les pays et selon les périodes de leur histoire. Prenons l’exemple de notre pays. Au cours de la Guerre de Résistance contre le Japon, toutes les classes et couches sociales et tous les groupes sociaux opposés au Japon faisaient partie du peuple, tandis que les impérialistes japonais, les traîtres et les éléments projaponais étaient les ennemis du peuple. Pendant la Guerre de Libération, les ennemis du peuple étaient les impérialistes américains et leurs laquais — la bourgeoisie bureaucratique, les propriétaires fonciers et les réactionnaires du Kuomintang qui représentaient ces deux classes, alors que toutes les classes et couches sociales et tous les groupes sociaux qui combattaient ces ennemis faisaient partie du peuple. À l’étape actuelle, qui est la période de l’édification socialiste, toutes les classes et couches sociales, tous les groupes sociaux qui approuvent et soutiennent cette édification, et y participent, forment le peuple, alors que toutes les forces sociales et tous les groupes sociaux qui s’opposent à la révolution socialiste, qui sont hostiles à l’édification socialiste ou s’appliquent à la saboter, sont les ennemis du peuple.
Adapter à la situation les définitions de « peuple » et d’ « ennemis » permet de continuer à faire dans des situations changées les mêmes considérations sur le peuple et les ennemis, considérations dont la formulation serait sans cela d’une complication effoyable. Mais cela suppose bien sûr qu’on soit conscient du glissement de sens. En fait, tout le monde admet spontanément que le sens du mot « ennemi » dépend des circonstances. Ce n’est généralement pas le cas pour le mot « peuple ».
Pour Marx, puisque le monde est un tout complexe, le découper en objets relativement indépendants (ce qu’ils sont très peu) et les étudier comme tels, pour en étudier les relations dans un deuxième temps, n’est pas la bonne méthode. Pour lui, les objets d’étude doivent autant que possible être saisis avec leurs relations internes et externes. (C’est particulièrement le cas du domaine qu’il étudie : la société.) Le capital, ce n’est pas un équipement qui sert à la production ; c’est une relation sociale entre les hommes qui travaillent et ceux qui les font travailler, c’est tantôt de l’argent, tantôt des marchandises, c’est quelque chose qui a un passé (lié à la féodalité) et un avenir. Donc les pièces que Marx découpe dans le monde pour l’étudier, le comprendre, nous l’expliquer et le changer, ce sont des paquets de relations. (Ce qu’Ollman appelle la philosophie des relations internes.) Si on ne comprend pas cela, il est difficile de comprendre Marx.
S’il y a différentes manières de voir le monde et d’organiser ses représentations, il y a aussi différentes logiques (mais peut-être dans différents sens de ce mot). Si Marx a condamné l’idéalisme de la philosophie hégélienne et l’a « remise sur ses pieds », il n’a jamais dit qu’il en rejetait la logique et pour Ollman, suivant en cela Lénine, la lecture de ses écrits indique au contraire qu’il l’a adoptée.
Aphorisme: On ne peut comprendre totalement le Capital de Marx et en particulier son chapitre I sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc, pas un marxiste n’a compris Marx ½ siècle après lui ! ! (Lénine, Cahiers sur la dialectique de Hegel, Gallimard, Paris, 1938, p. 175, cité en exergue par Henri Lefebvre dans Logique formelle, logique dialectique, Éditions sociales, Paris, 1947, p. 7. Aussi dans la collection Idées n° 141, Gallimard, Paris, 1967, p. 241. [Je cite ici ce texte dans la traduction des Cahiers philosophiques ou tome 38 des Œuvres, p. 170.])
Mon commentaire : presque un siècle plus tard, on n’est pas beaucoup plus avancé. Mais tout le monde n’a pas la possibilité d’étudier Hegel. Il faudrait que quelqu’un fasse le travail. Peut-être commencer par lire d’autres textes d’Ollman.
Considérer un morceau du monde (puisque nous ne pouvons pas l’appréhender tout entier en une fois), c’est un processus d’abstraction. Il faut bien choisir ses abstractions : quant à l’extension (prendre du monde un plus gros ou un plus petit morceau à la fois) ; quant au niveau de généralité (le capital dans toute son histoire ou la mondialisation au début du 21e siècle) ; quant au point de vue (le point de vue du travailleur ou le point de vue du capitaliste). Il faut prendre d’autres abstractions selon le développement de l’étude, adaptées à ses différents moments, aux différentes questions.
[…] l’analyse des formes économiques ne peut s’aider du microscope ou des réactifs fournis par la chimie ; l’abstraction est la seule force qui puisse lui servir d’instrument. (Karl Marx, Le capital, livre 1, « Préface de la première édition allemande », Éditions sociales, Paris, t. 1, p. 17-18.)

Abstraction, application à la notion de valeur

On peut voir cet instrument, l’abstraction, en œuvre partout dans le Capital. Je propose de le voir dans l’approche de la valeur. (Livre 1, première section — « La marchandise et la monnaie », chapitre premier — « La marchandise », I. Les deux facteurs de la marchandise : valeur d’usage et valeur d’échange ou valeur proprement dite. (Substance de la valeur. Grandeur de la valeur.) Éditions sociales, Paris, t. 1, p. 51 et suivantes. En ligne
http://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-I-1.htm.)
« La valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif… » (P. 52, ½.) On fait la constatation empirique qu’une marchandise donnée ne s’échange pas n’importe comment contre d’autres marchandises. Ces échanges se font dans un système de rapports déterminés. (Un système « qui change avec le lieu et le temps », mais un système cohérent (p. 53 haut) : le rapport entre deux marchandises se retrouve si on passe par l’échange d’autres marchandises comme intermédiaires.) On peut conceptualiser cette régularité en l’appelant valeur d’échange. C’est une première abstraction mais pas très profonde. « La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de purement relatif. » Arbitraire parce que pourquoi ce niveau de valeur d’échange plutôt qu’un autre ? Relative aux autres marchandises. Qu’elle soit d’abord relative semble s’opposer à l’idée d’une qualité « intrinsèque, immanente à la marchandise » qui serait, donc à un niveau d’abstraction plus profond, la valeur, ce qui explique et qui fonde cette valeur d’échange encore relativement empirique.
La régularité du système des valeurs d’échange suppose que deux marchandises quelconques puissent se comparer à une troisième chose qui serait une qualité commune, présente dans les deux (p. 52, ½). Cette qualité ne peut être une des qualités physiques qui constituent la valeur d’usage puisque celle-ci est différente dans chacune. L’échange fait déjà abstraction de la valeur d’usage.
Si on met de côté ces qualités constitutives de la valeur d’usage, il ne reste comme qualité de ces marchandises que d’être le produit d’un travail (p. 54). C’est ce qu’il y a de commun aux marchandises si on fait également abstraction des aspects concrets du travail. Ainsi la substance de la valeur, c’est le travail abstrait. Cette valeur est donc bien ce qu’on cherchait à un plus grand niveau d’abstraction : ce « qui se montre dans [...] la valeur d’échange [...] est [...] leur valeur » (p. 54, ½) et cette valeur, c’est le travail incorporé.
(Je prétends trouver dans le texte l’idée que la valeur se situe à un niveau d’abstraction plus profond que la valeur d’échange, bien que le sous-titre de Marx les identifie. Dans le texte, la progression dans l’abstraction est indéniable.)
Pour mesurer la valeur (« grandeur » dans le sous-titre), on mesure le temps de travail (p. 54, 3/5). Mais pour cela il faut une deuxième abstraction du travail (la première étant de faire abstraction de ce qui est propre à telle ou telle valeur d’usage), dans la production d’une même valeur d’usage, il faut encore faire abstraction des différences entre les producteurs plus ou moins rapides et ne retenir que « le temps socialement nécessaire », le temps du travail « exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales » (p. 55).
(Les exposés habituels de l’économie marxiste présentent cela comme un temps moyen, arithmétiquement. Il me semble que Marx entend ici par moyen ou moyenne ce qui est le plus typique, ordinaire, paradigmatique, le temps normal dans le procédé le plus commun en un lieu et une époque donnée, pas nécessairement la moyenne arithmétique de tous les temps. Mon point de vue aurait pour conséquence qu’une tentative de plus-value extra ne modifie pas le temps socialement nécessaire parce que le procédé de fabrication nouveau serait exclu par définition, toujours selon moi, du temps socialement nécessaire. Ça dépend aussi du niveau d’abstraction où on se situe.)
On peut schématiser ainsi ces abstractions successives :
Valeurs d’usages différentes
des diverses marchandises
Gestes particuliers de production
des diverses valeurs d’usage,
le travail concret
abstraction
(de la spécificité des usages)
abstraction
(de la spécificité des gestes
liés aux valeurs d’usage diverses)
Échange
constatation
empirique
Régularité des rapports quantitatifs dans l’échange
conceptualisation
de cette régularité
Valeur d’échange (semble encore arbitraire et relatif)
abstraction
(« ce qui se montre dans »)
Valeur (en substance : le travail)Travail abstrait
mesure (« grandeur »)
de la valeur
abstraction
(de l’habileté, de l’intensité, des conditions
pour une même valeur d’usage)
Temps de travailTemps de travail socialement nécessaire
Dans ce tableau, il faut comprendre qu’en descendant, on « creuse », on pénètre de plus en plus profondément, par l’abstraction, dans l’essence de la chose, au-delà des apparences. Cette descente se fait en parallèle sur deux questions : la valeur et le travail.

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